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Entre les beautés poétiques du paganisme et celles du christianisme, entre le merveilleux d’Homère et le merveilleux chrétien, quel est celui que je préfère ? Je préfère, dirai-je très simplement, celui qui est le mieux employé. Le merveilleux ne vaut que ce que valent les poètes qui l’emploient. Qu’importe d’où vient l’inspiration ! qu’importe d’où vient le souffle qui fait retentir les cordes de la lyre ! C’est le son qu’il faut écouter, et, si le son est pur et beau, s’il retentit long-temps dans les cœurs, s’il émeut vivement les ames, s’il est poétique enfin, ne cherchez plus d’où il vient : qu’il descende des sommets de l’Olympe ou des hauteurs du Sinaï, il est sacré. Dieu, qui a donné la poésie au monde comme plaisir ou comme consolation, n’a pas ordonné qu’elle marcherait toujours avec la vérité.

Dans la recherche que je veux faire de la formation de l’épopée chrétienne depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne jusqu’à Klopstock, j’écarte donc tout ce qui a rapport à l’origine du merveilleux ; je ne m’inquiète pas de savoir si le merveilleux païen se prête mieux à la poésie que le merveilleux chrétien J’étudie seulement l’usage que les poètes ont fait de ce merveilleux, qui était le fond même du sujet qu’ils traitaient, c’est-à-dire du mystère de la rédemption. Cette étude doit aussi, si je ne me trompe, faire comprendre comment et à quelles conditions se forme l’épopée.


Il y a deux sortes d’épopée : l’épopée que j’appelle naturelle et l’épopée littéraire. Il est difficile de saisir le secret du travail de l’épopée naturelle ; elle s’élabore lentement dans l’imagination des peuples, comme les métaux au sein de la terre. Lorsque de grandes guerres ont agité une nation, lorsqu’un grand homme a paru dans le monde, l’imagination populaire reste long-temps encore ébranlée. Cette émotion est la source de l’épopée : elle enfante des fables, des récits, des légendes, d’abord confuses, bizarres, n’ayant ni suite ni enchaînement ; mais bientôt tous ces récits divers se coordonnent et se combinent, ils forment un ensemble. Si maintenant naît un poète qui sache réunir et animer tous ces fragmens épars, alors il y aura quelque grande épopée telle que l’Iliade, née à la fois de l’imagination de tous et du génie d’un seul.

Il n’y a point, à proprement parler, d’épopée naturelle ; nulle part un poème épique n’a existé sans qu’un poète l’ait fait. L’épopée naturelle est donc seulement la cause de l’épopée littéraire ; sans l’épopée naturelle, point d’épopée littéraire. Le poète ne peut pas créer seul une fable et un héros ; il les reçoit de la main du peuple, et il ne faut rien moins que l’imagination de tout le monde pour enfanter une pareille œuvre ; mais, sans le poète, cet enfantement confus et désordonné expire bientôt.