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son Traité sur les Poèmes anciens. Ce qui rend curieuse l’argumentation de Desmarets, c’est l’idée qu’il développe que, le christianisme ayant sur le paganisme une grande supériorité morale, cette supériorité doit profiter aux poètes chrétiens, et qu’à ce titre il doit être lui-même supérieur à Homère et à Virgile. Singulier argument, qui conclut de la fausseté de la religion à la fausseté des mœurs et des caractères poétiques, et qui croit que là où le culte repose sur l’erreur, l’homme ne peut pas retrouver la vérité dans les peintures qu’il fait de l’homme lui-même ! Les païens, dit encore Desmarets, n’ont pas la perfection, car la perfection n’appartient qu’au christianisme[1]. Comment donc leurs poèmes pourraient-ils être supérieurs aux poèmes modernes ? — Du reste, Desmarets y met de la modestie et consent à ne pas s’enorgueillir lui-même s’il est supérieur à Homère et à Virgile, étant venu après eux ; c’est à Dieu qu’il en rapporte la gloire. « On a dit aussi que ce n’est pas être humble que de se comparer à Virgile ; mais l’humilité chrétienne ne nous oblige pas à nous estimer au-dessous des païens en esprit et en jugement. Au contraire, nous devons faire voir que nous avons bien plus de pitié de leurs défauts que d’envie de leur gloire, et qu’un chrétien qui connoît la grandeur, la beauté, la droiture et les merveilles de sa religion, et qui attribue à Dieu seul toutes ses lumières, a mille fois plus d’esprit et de jugement que n’en eurent jamais les plus grands génies des gentils, et ne tombera jamais dans les fautes où ils sont tombés, parce qu’il a une lumière au-dessus de toute lumière humaine qui le conduit, qui l’éclaire et qui lui fait voir les défauts grossiers des aveugles païens[2]. »

Je ne veux pas analyser plus long-temps cette singulière argumentation dont l’erreur saute aux yeux de tout le monde. Non, le génie littéraire ne dépend pas de la foi, et ceux que Dieu éclaire de ses lumières, ceux dont il fait ses saints et ses élus, ne sont pas nécessairement de rands orateurs et de grands poètes. C’est à la vie éternelle que Dieu les a prédestinés, et non à l’immortalité littéraire. Bizarre idée, après tout, que de croire que Jésus-Christ est venu au monde pour donner aux hommes le génie poétique ! La religion chrétienne n’en sera ni moins grande ni moins belle, parce que le païen Homère aura plus d’esprit que le chrétien Desmarets.

Le tort du merveilleux chrétien, selon ses adversaires, c’est de n’être point assez humain, c’est-à-dire assez passionné et assez dramatique. Le Dieu des chrétiens n’a pas les passions du Jupiter antique ; il est souverainement bon, souverainement juste, souverainement puissant ; ce qu’il veut, il le peut ; ce qu’il dit, il le fait. Or, sans passions, sans

  1. « Ainsi, faute d’idée de perfection pour leurs dieux et pour leurs héros, et faute du vraisemblable que la seule véritable religion peut donner, ils n’ont pu approcher de la perfection de la haute poésie. » (Clovis, discours préliminaire.)
  2. Traité des Poèmes, p. 53.