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disputé sans cesse, il n’y aura ni liberté réelle ni sécurité permanente. Or, telle est la situation de la France depuis soixante ans, que le pouvoir s’appelle roi légitime ou roi constitutionnel, empereur ou président. Tant que ce vice restera dans nos institutions, la société ne sera pas protégée : à chaque instant, un coup de main pourra la livrer à ses ennemis.

L’administration française est une machine d’une force terrible, d’une grandeur immense, et qui touche à tout. Celui qui prend le pouvoir d’assaut se trouve d’un coup maître absolu de tous les fonctionnaires sur toute l’étendue de ce vaste empire. Par ces agens, il est investi d’un pouvoir presque illimité sur chacun de ses concitoyens. Il est à la tête de la police, de la justice, de l’armée, des finances, de l’instruction non-seulement à Paris, mais jusque dans le coin le plus reculé et le plus obscur du pays. Un simple accident de position fait de lui un despote, un autocrate. La veille, il s’appelait Ledru-Rollin ; le lendemain, il est dictateur, et son autocratie lui est en quelque sorte imposée par les choses elles-mêmes. Les fonctionnaires, sentant qu’ils ne sont que des rouages de la grande machine, accoutumés à tout rapporter au chef qui est à Paris, provoquent ses ordres, et il est contraint de commander. Tout parti, quel qu’il soit, qui s’empare du gouvernement se trouve donc, par le fait même, investi d’une puissance irrésistible ; il faut qu’il s’en serve, — tout le monde s’y résigne, l’y convie, l’y force, — sans quoi la machine de l’administration, c’est-à-dire la vie du pays s’arrêterait.

La conséquence nécessaire de cette constitution administrative est de détruire chez les Français l’idée, l’instinct et les mœurs de la liberté. La liberté est une conquête qu’un peuple est obligé de faire, chaque jour, pied à pied, dans tous les détails de l’administration, pour que ses affaires soient gouvernées conformément à ses intérêts, à ses idées, à sa volonté. Ce gouvernement libre auquel aspirent les sociétés modernes, le gouvernement du pays par le pays, exige l’intervention universelle et continuelle du pays dans la gestion de ses affaires. Lorsque, grace à la manière dont ses institutions organisent son action sur le pouvoir, un peuple pénètre ainsi dans tous les rouages de la machine, lorsqu’il voit que l’administration s’inspire du sentiment de ses besoins et obéit à sa pression, lorsqu’il sent qu’il est l’arbitre constant de ses propres affaires, qu’il est solidaire de son gouvernement à tous les degrés de l’échelle administrative, qu’il a une part de responsabilité dans tous les actes du pouvoir, — ce peuple vraiment libre cherche des améliorations dans des réformes progressives et non dans des révolutions. Ce n’est point là ce qui a lieu chez nous. L’administration est si éloignée de l’action immédiate et directe du pays, nous sommes si habitués à lui laisser tout faire sous l’impulsion du principe centralisateur,