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Les mœurs de la société française ne présentent pas de meilleures conditions de stabilité et d’unité. Nous sommes divisés par les mœurs comme par les idées ; nous sommes révolutionnaires dans nos mœurs comme dans notre situation économique ; nous n’avons pas plus de mœurs publiques que d’éducation politique.

Il n’y a pas d’étude plus attachante que celle des mœurs. Il n’y a pas de spectacle plus attrayant et plus instructif que la vie d’un peuple observée à tous les étages de la société, dans ses manifestations individuelles. Pour connaître son pays, pour le comprendre et l’aimer, pour s’assimiler son génie et incarner en soi ses sentimens, il faut avoir traversé avec sympathie toutes ses couches vivantes. C’est la poésie de la politique. La connaissance des mœurs est un des élémens fondamentaux de l’éducation politique, et pourrait, jusqu’à un certain point, suppléer aux autres ; mais une des choses qui me frappent le plus en observant les diverses classes de la société, c’est combien elles se connaissent peu entre elles, combien peu de retentissement il y a des unes aux autres, combien peu elles se comprennent. Encore si, parmi les hommes qui se jettent dans la politique, il en était beaucoup qui eussent exploré la société française, s’il en était beaucoup qui l’eussent parcourue depuis l’atelier du travailleur jusqu’à l’hôtel du financier, depuis le bouge du chiffonnier jusqu’au cabinet du ministre, depuis l’égout du vice jusqu’au sanctuaire de la ferveur religieuse ; s’il en était beaucoup qui connussent à la fois l’esprit du paysan et de l’ouvrier et l’esprit de l’homme du monde, les préjugés des foules ignorantes et le raffinement des cercles les plus élégans, les préoccupations du boutiquier et la vie fantasque de l’artiste, le foyer clos et doux de la famille et le roman comique ou les tragiques catastrophes des existences débraillées ! Pour gouverner la France aujourd’hui, il faudrait avoir remonté cette longue échelle, car la démocratie est le pêle-mêle du bien et du mal, de toutes les vertus et de tous les vices, de tous les intérêts, de toutes les forces, de toutes les vicissitudes, de tous les entraînemens, et il est impossible de connaître et de conduire la démocratie, si l’on n’a passé par tous ses accidens, si l’on ne s’est familiarisé avec tous ses caractères, si l’on ne s’est assoupli à toutes ses fortunes. Les hommes qui sont dans une pareille condition sont bien rares ; la plupart ne sont pas partis d’assez bas ou ne sont pas arrivés assez haut pour avoir parcouru entièrement l’échelle sociale. Non-seulement ces hommes sont rares, mais il semble qu’ils ne puissent guère sortir des classes régulières de la société. Ce n’est pas dans le château du grand propriétaire, ce n’est pas dans l’hôtel opulent du grand capitaliste que naîtront les héros et les chefs de la démocratie. Ceux auxquels la vie ouvre dans les hautes régions une route droite et facile ne sauront rien de cette société inquiète, mouvante, tourmentée, qui emporte désormais