Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/333

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’imagination, les transportent sans cesse aux sommets de la société, leur montrent les félicités et les grandeurs de la terre, et de ce vertige qui les enivre ils se réveillent sans cesse au milieu des angoisses de la gêne, des anxiétés d’un travail incertain, des humiliations de la misère. Ils vivent en contact avec des hommes riches et puissans, dont ils sont les égaux par l’éducation et souvent les supérieurs par le cœur et par l’esprit, et ces comparaisons leur rendent intolérable l’inégalité des fortunes. Il faut une issue à leur ambition, de toutes parts excitée et refoulée de toutes parts : si le mouvement naturel de la société n’offre pas une pâture suffisante à ces Tantales, ils font éclater la société comme une chaudière. Il faut que la société les fasse vivre matériellement comme le veulent les besoins de leur intelligence, il faut que la société entretienne des perspectives où puissent s’élancer leurs aspirations et se reposer leurs espérances, sinon ils se retournent contre elle et la détruisent. Ce sont des Samsons qui, ne pouvant vivre, se suicident sous les ruines de la civilisation. De leurs rangs sortent tous les chefs révolutionnaires et tous les sectaires socialistes, ceux qui veulent remanier la société et ceux qui la veulent reconstruire de fond en comble. Parmi les hommes de cette condition, il en est, je le sais, qui défendent la société et ne laissent point leurs idées et leurs œuvres s’inspirer du ressentiment de leurs souffrances. On aurait tort pourtant de compter sur ces exceptions héroïques. Les idées d’une classe conspirent toujours dans le sens de ses intérêts. Là même où les convictions restent conservatrices chez ceux qui n’ont rien à conserver, fatalement il arrive que les instincts et les mœurs deviennent révolutionnaires. Celui qui a la révolution dans ses propres affaires ne la redoute jamais beaucoup dans les affaires publiques. Le malaise des particuliers produit les perturbateurs des états. On l’a vu dans tous les temps et chez tous les peuples. « Les gens propres à ce mestier, dit Charron, sont les endebtés et mal accomodés de tout… Tous ces gens ne peuvent durer en paix, la paix leur est guerre. » — « Ils veulent, disait Salluste en parlant des révolutionnaires de son temps, cacher leurs plaies sous les maux de la république, et ils aiment mieux s’ensevelir sous les débris de l’état que de tomber seuls écrasés sous leur propre ruine. »

Telle était la répartition économique de la société française le 24 février. Depuis lors, rien n’a pu être changé qu’en mal, puisque, pendant un an, la France entière a fait grève.


IV

La prétention de notre pauvre France est, depuis le XVIIIe siècle, d’être gouvernée par les idées, ou, comme disent les démocrates du jour, par l’idée. Cela signifie que la première application des hommes