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squatter pour ne s’apitoyer que sur moi. L’idée que cette nuit pouvait être la dernière de ma vie me donna dès-lors la force de résister au sommeil. Les dernières heures de cette veillée solennelle s’écoulèrent rapidement. Je vis les étoiles scintiller et mourir au milieu du brouillard, j’entendis les oiseaux s’éveiller, le vent courir dans les feuilles. L’obscurité fit place graduellement au crépuscule, et les premiers rayons du soleil éclairèrent enfin la vallée. Le moment fatal était venu. J’éveillai le jeune squatter, qui s’était assoupi sous un arbre.

Nous attendîmes silencieusement l’arrivée de Township. Le jeune homme paraissait moins confiant que la veille dans l’issue du combat. Il allait et venait, secouant d’un air préoccupé les branches chargées de rosée ; parfois il jetait un regard inquiet sur la courte carabine dont j’étais armé et dont je lui avais expliqué la portée ; Pour moi, jamais la nature ne m’avait paru plus belle, et l’idée de m’endormir du dernier sommeil au milieu de ces prairies embaumées, sous ce ciel magnifique, commençait presque à me paraître supportable, quand je vis apparaître mon adversaire, suivi de ses deux fils et d’un homme qu’à son costume on reconnaissait pour un riche farmer : c’était probablement le visiteur dont le fils de Township m’avait parlé la veille. J’étais fort loin de m’attendre à la proposition qu’on allait me faire.

— Je sais ce dont il s’agit, me dit le farmer en me tendant la main, et tout peut s’arranger encore, à de certaines conditions toutefois.

— Je ne vois guère d’arrangement possible entre l’usurpateur de Red-Maple et moi. Ce que je demande, c’est qu’on me restitue ma propriété.

— D’abord, il s’agirait de rétracter certaines paroles que mon voisin Township ne peut oublier Vous savez ce que je veux dire.

— Eh bien ?

— Eh bien ! après cela, on pourrait s’entendre sur la cession de Red Maple, moyennant certaines transactions qui vous laisseront possesseur d’un bien auquel personne n’attache plus grand prix maintenant.

J’avoue que la péripétie me parut des plus surprenantes. Quelles considérations avaient donc été assez puissantes pour changer subitement les dispositions de Township et faire fléchir en lui l’orgueil du premier occupant, le ressentiment de l’Américain outragé ? Ce n’était pas le moment de faire ces questions, et il fallait avant tout s’entendre sur les conditions de l’arrangement proposé. La butte de Red-Maple, les travaux de défrichement commencés, furent taxés à un prix raisonnable que je m’engageai à acquitter sur-le-champ. Quant au mot de lâche qui m’avait échappé la veille, je ne fis aucune difficulté de le retirer. Le débat ainsi terminé, je suivis les deux squatters à la ferme, où m’attendait une hospitalité des plus gracieuses. Il me semblait vraiment sortir d’un mauvais rêve. Le squatter, si farouche la veille,