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valeur métaphysique, il les appelle cobwebs, toiles d’araignée. En résumé, il croit à un monde nouveau, où l’individu redeviendra puissant ; où, sous l’antique forme du héros, la force morale gouvernera de nouveau le monde ; où l’admiration et l’enthousiasme lui conquerront les populations ; où la chaîne servile de l’esclave féodal sera remplacée par une chaîne plus morale ; où, comme le dit Fichte, celui qui porte sur son visage le signe de l’intelligence, quelque grossièrement qu’il y soit gravé, sera entraîné dans la sphère d’action des mieux doués et des plus puissans, et enchaîné à eux par des liens sympathiques ; où la foi religieuse reparaîtra ; où la vie humaine redeviendra fixe et stable, « comme une île bien ferme au milieu du vague univers sans rivages, » grace à la croyance.

Mais, direz-vous, et nos droits de l’homme, nos droits naturels, imprescriptibles ? Malheureusement Carlyle n’ycroit pas ; pour lui, il n’y a que deux choses : d’abord le devoir et son importance infinie, et puis à la place de droits les pouvoirs de l’homme. Ici se présente une théorie fort obscure, et qui malheureusement est indiquée plutôt qu’expliquée. Carlyle, s’emparant de l’ancienne distinction philosophique entre la puissance et l’acte, entre la puissance virtuelle et la puissance effective, qui, à proprement parler, constitue le droit, a fait passer cette distinction à travers la métaphysique allemande, et en a fait sortir cette idée : Il n’y a pas, à proprement parler, de droits innés ; il y a des puissances innées (mights) qui se découvrent peu à peu et se révèlent à l’homme à travers le temps. Ces pouvoirs deviennent des droits lorsqu’ils ont pris forme. « Les droits, dit-il, je me permettrai de les appeler des pouvoirs correctement articulés. C’est une terrible affaire que de les exprimer correctement. Cependant ils doivent l’être ; le temps vient pour eux, la nécessité presse, et, avec d’énormes difficultés et nombre d’expériences, ils doivent enfin s’établir… Le pouvoir et le droit diffèrent terriblement d’heure en heure ; seulement donnez-leur le temps, et vous trouverez qu’ils sont identiques. » Ainsi donc, avec lui, nous n’avons pas de droit imprescriptible, mais des pouvoirs innés ; le passage de ce pouvoir latent et virtuel au pouvoir actif, au droit en un mot, c’est le temps. Cette théorie très remarquable est malheureusement jetée en courant, sans développemens. Si elle était expliquée, développée, il y aurait de quoi battre en brèche bien des systèmes.

Quant à la doctrine de Carlyle sur le devoir, elle n’est autre que la vieille et forte doctrine stoïque, retrempée par le puritanisme. C’est cette théorie, où l’homme est représenté comme un être, sinon misérable et entièrement déchu, au moins malheureux et entouré par la nécessité, contre laquelle sa libre volonté doit lutter. Là il n’y a plus nulle trace de philosophie allemande : c’est, nous le répétons, la doctrine puritaine dans toute sa rudesse. « Sache, répète-t-il souvent, qu’il