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chaos ; elles sont comme les élémens primordiaux, comme les rudimens d’un système qui cherchent à s’assembler, à s’harmoniser, mais qui n’y peuvent parvenir, et qui, par leur union déréglée, forment les plus étranges contrastes. Le doux Emerson, comme un Orphée plus musical, comme un Apollon plus serein et plus calme, a environné de lumière et de couleurs, de reflets et d’ombres, ces pensées disjointes. Il a répandu sur elles l’harmonie, il les a taillées et ciselées, et par là il les a souvent amoindries, mais il n’est pas parvenu à les unir ; il n’a pas cherché à les rapprocher autrement qu’en comblant par des arcs-en-ciel, des mirages et des nuages, les espaces qui les séparent les unes des autres. Carlyle, beaucoup trop imité déjà en Angleterre, attend encore un disciple qui, des matériaux, des élémens, des fragmens jetés par lui, fasse sortir un système complet, coordonné, et qui renouvelle ses tendances en les dégageant de tout ce qui les gêne et les obstrue.

Le style répond à la pensée ; tel penseur, tel écrivain. Thomas Carlyle est un humoriste. Il a été beaucoup parlé du caractère fantasque et capricieux de ses écrits ; il faut s’entendre là-dessus. Il est plus étrange que capricieux, et plus irrégulier que fantasque. Ne cherchez pas chez lui les bois d’Emerson, ces bois remplis de soleil et murmurans du bruit des insectes, n’y cherchez pas non plus la lumière changeante et les crépuscules embaumés d’Henri Heine. Nous citons Henri Heine simplement à cause des qualités de son style et du caractère fantasque de ses œuvres, et non pour autre chose, car il va sans dire que Carlyle répudierait toute comparaison qui tendrait à établir une analogie quelconque entre sa pensée et celle de ce Voltaire au clair de lune. Deux hommes ont évidemment influé sur lui, Goethe et Jean-Paul ; mais Goethe a plus influé sur son esprit que sur son style, et Carlyle n’a pas, comme Jean-Paul, l’art de grimper de planète en planète, et cette merveilleuse imagination qui, sans secousses et pourtant sans aucunes transitions, vous transporte de ce monde sublunaire dans le monde idéal. Malgré toutes les influences germaniques que son esprit a subies, il est très Anglais de style. Cela est rude, vigoureux, plein de solidité, de consistance et de concentration. L’influence de son pays et de la nature qu’il a eue sous les yeux se révèle chez lui en dépit des pérégrinations intellectuelles de son esprit et des influences étrangères qu’il a reçues. Disciple de la philosophie transcendantale allemande, aussitôt qu’il vient à exprimer ses doctrines, il devient presbytérien, protestant. Ses images sont hébraïques, ses couleurs sombres, sa lumière presque éteinte. C’est, comme nous l’avons déjà dit, une sorte de lumineux crépuscule éclairant obscurément les objets, ou une espèce d’aurore boréale. Aucun tintement de cloches catholiques, aucunes douces paroles évangéliques ne se font entendre dans ses écrits ; mais on y surprend les échos de la terrible, religion puritaine, et le seul bruit que