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L’esprit le plus clairvoyant de notre temps est peut-être Thomas Carlyle. C’est une chose assez étrange à dire, car, au premier abord, il apparaît plutôt comme un esprit imaginatif. Oui, Carlyle, le néo-puritain, le moderne adorateur de héros, l’historien de la révolution française, l’homme qui a élevé l’art du tailleur à la hauteur d’une philosophie, cet homme plein d’excentricités, d’étrangetés, de bizarrerie, de confusions, est un des hommes qui ont le mieux vu notre époque, ses misères et les seules routes par lesquelles elle peut en sortir. Dans la politique, la littérature, la science, la religion, il a émis, hasardé des idées et des solutions singulières et profondes. Il a vu et jugé son temps, non avec son intelligence, sa finesse, mais au moyen d’une force qui lui était particulière. Il n’a jamais pesé le pour et le contre, dit le mérite de ceci ou le mérite de cela ; mais il a donné ses avertissemens avec franchise et non pas avec cette prétendue modération qui n’est qu’une feinte, et ce système de circonstances atténuantes qui ne sont que des demi-mensonges et n’ont même pas le mérite d’être des mensonges tout-à-fait. Il a noté tous les caractères des maux qui nous rongent ; il les a nommés science des apparences, mécanique, formules, absence de réalité, d’organisme et de foi. Sa voix, depuis quinze ans, n’a cessé de se faire entendre pour dénoncer les vices fondamentaux de notre époque. C’est, dis-je, un homme clairvoyant, les yeux bien ouverts, plein de vigilance, qui sait ce qui manque à notre temps et qui l’a dit, non dans des volumes de statistique, mais dans des écrits où la réalité a laissé son empreinte. Seulement, si l’homme clairvoyant doit prévoir, disons tout de suite que Carlyle ne prévoit pas du tout ; il pressent. Bien des idées, bien des réponses aux questions qui nous tourmentent sont là indiquées, jetées vaguement. Mystère de la vie plus profondément expliqué, idéal réalisé de nouveau, religion revenant enchaîner le monde naturel au monde surnaturel, Carlyle pressent tout cela. En somme, c’est un esprit qui observe les directions du vent ; c’est un astronome politique, philosophique ; c’est un demi-prophète.

Peu d’hommes ont la pensée plus claire et l’expression plus embarrassée. Chez lui, la pensée est très forte et l’exécution pèche. Ce n’est pas que son style soit sans originalité, il est au contraire d’une singulière nouveauté, il a surtout ce que les artistes appellent le rendu ; il abonde aussi en expressions trouvées, mais ses écrits manquent de composition et d’ensemble. Tous ses tableaux, toutes ses pensées, tous ses récits manquent d’enchaînement, les faits et les idées manquent de génération, non de succession. Il a des instincts d’artiste, il n’a pas d’art ; toutes ses pensées sortent de son esprit comme lancées par un feu intérieur. Il résulte de cette éruption toute sorte d’admirables métaux en fusion, mais qui ne formeront pas une œuvre d’art, toute sorte d’éclats et de fragmens très solides, pleins de beauté, rien de complet. On se figure volontiers l’esprit de Thomas Carlyle toujours en ébullition,