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de ce mot jamais plus, never, son premier séjour à Londres, où il vécut seul, dans le silence de ses pensées. Un des momens les plus graves de la vie de Carlyle est celui où il rompt avec le scepticisme de son temps, avec l’école satanique, avec les lamentations werthériennes de notre époque, le moment enfin où il se sent homme, où il comprend qu’il a en lui une force particulière et que c’est sur cette force que désormais il doit appuyer sa vie.

« Plein de cette triste humeur, et peut-être l’homme le plus misérable qui fît dans la capitale française et dans ses faubourgs, un jour, après de longues promenades, je passais dans la petite et sale rue de Saint-Thomas-d’Enfer, parmi les ordures entassées sous une chaude atmosphère et sur des pavés brûlans comme la fournaise de Nabuchodonosor. Dans tout cela, il n’y avait rien qui pût égayer et réveiller mes esprits, lorsque tout à coup s’éleva en moi une pensée, et je me demandai : Que crains-tu ? Pourquoi, comme un lâche, vas-tu toujours pleurnichant, gémissant, tremblant et t’affaissant toujours davantage ? Méprisable animal ! quelle est la somme totale des pires maux qui t’attendent ? La mort ? Eh bien ! la mort et aussi les souffrances de l’abîme, et tout ce que le diable et l’homme ont pu, peuvent et pourront faire contre toi, que sont-ils ? N’as-tu pas un cœur, ne peux-tu donc pas souffrir les maux qui t’assaillent, et, quoique enfant proscrit, n’as-tu pas ta liberté et ne peux-tu pas fouler sous ton pied l’enfer lui-même pendant qu’il cherche à te dévorer ? Eh bien ! qu’il vienne, j’irai à sa rencontre et je le défierai. Et comme je pensais ainsi, un torrent de feu courut dans mon ame ; je chassai la crainte de moi et pour toujours. Je me sentais fort, fort d’une force inconnue ; j’étais un esprit, presque un dieu. Depuis cette époque, le caractère de mes misères changea ; ce ne fut plus la crainte, ce ne fut plus le chagrin gémissant, mais ce furent l’indignation et la défiance aux yeux enflammés qui s’emparèrent de moi.

« Et ainsi ce scepticisme, ce non infini qui m’avait si long-temps courbé sous son joug, fut chassé des retraites de mon être, de mon moi, et alors ce moi se tint debout dans sa majesté native et divine, et avec enthousiasme conserva le souvenir de sa protestation. L’indignation et la défiance, prises à un point de vue psychologique, peuvent être appelées à juste titre protestation, et former ainsi le passage, l’incident, l’événement le plus important de la vie. Le non infini avait dit : « Regarde, tu es proscrit, sans parens, et l’univers est à toi. » Mon moi, au contraire, se redressa et répondit : « Je ne t’appartiens pas, je suis libre, et pour toujours je te déteste. »

« C’est de cette heure que date ma nouvelle naissance, ma naissance spirituelle, mon baptême de feu ; c’est à partir de cette heure que je commençai à être un homme. »

Voilà donc l’homme, avec ses douleurs et ses joies, son éducation rustique, ses doutes, ses tortures morales, ses protestations. Carlyle a reçu maintenant son second baptême, son baptême de feu, le baptême de la souffrance et de la douleur. Laissons-le donc, purifié désormais de scepticisme, de lâchetés morales, de velléités de désespoir et de pastiches de l’école satanique : c’est le penseur qu’il faut aborder maintenant.