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canon de sa carabine. D’un geste, il me fit signe de m’arrêter. J’étais à trente pas de lui.

— Je vous attendais, me cria-t-il d’une voix tonnante, que me voulez-vous ?

— Si vous m’attendiez, vous savez qui je suis et ce que je veux. On m’a dit que vous vous étiez établi sur ce terrain qui n’appartient qu’à moi. Je vous somme, au nom de la loi, de m’en laisser la libre jouissance.

Et, sans me rappeler les avis de James, je tirai de ma poche les papiers qui constataient mon droit exclusif.

Red-Maple n’aura qu’un propriétaire tant que je vivrai, répliqua Township. Depuis une heure que vous marchez dans cette vallée, j’aurais pu vous tuer comme un daim, mais je désire éviter qu’il y ait du sang entre nous. Retirez-vous donc, il en est encore temps ; mes droits sont ceux du premier occupant, et vos titres ne sont rien à mes yeux.

Soit pour m’effrayer, soit avec l’intention réelle de faire feu sur moi, Township épaula sa carabine et m’ajusta. Je restai immobile.

— Le shérif le plus prochain est à vingt-cinq lieues d’ici, reprit le squatter. Le bruit de mon rifle n’arrivera jamais à ses oreilles ; votre cadavre aura été dévoré par les oiseaux de proie, vos titres auront été dispersés par le vent comme les feuilles sèches, avant qu’on ait songé à s’enquérir de vous. Une, deux…

Je l’entendis armer sa carabine ; mais une force irrésistible me poussait en avant, et, mon arme jetée pacifiquement sur l’épaule, je marchai vers le squatter en me faisant comme un bouclier de l’acte notarié que je tenais en main. J’aimais mieux encore mourir que reculer.

— Trois, cria Township. Ce qui se passa ensuite, comment le dire ? À peine le squatter eut-il prononcé le mot trois, qu’un homme s’élança d’une haie voisine ; je sentis mes mains prises par deux bras nerveux. C’était un des fils de Township qui m’arracha violemment le papier que je portais. J’entendis une explosion, et une balle siffla entre nos deux têtes, qui s’étaient rapprochées dans l’ardeur de la lutte. Nous tombâmes tous deux, chacun pensant que la balle venait de briser le crâne de son adversaire. Township poussa un cri d’horreur ; mais le genou vigoureux de son fils, qui pressait ma poitrine, ne me prouva que trop que j’avais affaire à un vivant. Pâle encore et les yeux hagards, Township était accouru près de nous. Quand il vit son fils sain et sauf, un éclair de joie illumina ses traits affreusement contractés. Pour moi, je m’étais relevé furieux de ce guet-apens et encore tout meurtri de la rude étreinte de mon antagoniste. Je me retournai vers Township, et lui reprochai sa lâcheté.

— Ma lâcheté ! répondit-il avec un éclat de rire sauvage. Et qui