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Je préfère son Histoire de la Révolution française à toutes celles que nous avons faites nous-mêmes : je la trouve aussi dramatique et j’oserai dire plus profonde. Je préfère son petit livre intitulé Chartisme à toutes les descriptions de maladies sociales et à toutes les statistiques dont on nous a dotés dans ces derniers temps. Le Sartor resartus me paraît être l’aperçu le plus profond et le plus brillant à la fois qui ait été jeté sur notre siècle, sur ses tendances et sur ses désirs. En Angleterre, il a mis fin à beaucoup de choses : à l’école satanique, à l’école utilitaire, au sensualisme anglais, au semi-sensualisme écossais. Carlyle a essayé de renouveler les sources de la pensée, il a cherché à ramener l’idéalisme chez un peuple essentiellement pratique ; pensant peu, calculant beaucoup, il a laissé de côté, pour mieux arriver à son but, l’abstraction, la logique, les méthodes et tous les instrumens philosophiques ; il a pour ainsi dire rendu l’idéal pratique, afin de le faire voir et toucher plus aisément à ses concitoyens. Son mysticisme n’a jamais perdu terre, il a consenti à marcher alors qu’il aurait pu planer.

Je viens de prononcer le mot de mysticisme ; effectivement, M. Carlyle est un mystique. Nous craignons fort que ce ne soit là un défaut aux yeux de beaucoup de nos compatriotes. Il règne en France, au sujet du mysticisme, des idées si bien passées à l’état de règles critiques et de lois pénales, des erreurs si singulières, qu’il importe de les combattre, si l’on veut assurer aux écrits de Carlyle l’attention qui leur est due. Si nous parvenons à dissiper quelques-unes de ces accusations banales, à montrer le fonds de vérité que ce mysticisme cache sous son costume bizarre, à montrer surtout sa fécondité, nous n’aurons pas parlé en vain. Nous sommes prêt à reconnaître d’ailleurs qu’il y a chez les mystiques beaucoup d’éblouissemens ; mais qui dit mysticisme dit aussi croyance, amour, enthousiasme, et il peut être utile de rétablir cette signification dans un temps de scepticisme et de ruines, dans un temps où les doctrines du XVIIIe siècle livrent leur dernier combat, et où l’on a pu voir monter à la tribune le spectre de Thomas Paine dans la personne de M. Proudhon.

Pendant que Coleridge voyageait en Italie, il vit, un jour qu’il considérait le Moïse de Michel-Ange, deux officiers français s’approcher de la statue. « Je parie, dit-il à un Allemand qui se trouvait avec lui, que leurs premiers mots seront des railleries sur la barbe et les deux rayons de lumière (je paraphrase, le texte porte goat and cuckold). » Les plaisanteries ne se firent pas attendre, et Coleridge s’écria : « C’est singulier que le Français soit le seul être à forme humaine qui n’ait jamais rien pu comprendre à l’art et à la religion ! » Cette parole injurieuse de l’éloquent métaphysicien, fausse si elle est appliquée d’une manière absolue au pays de Calvin, de Pascal et de Bossuet, est vraie si l’on envisage la masse de la nation. Le même esprit qui dictait aux