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paysage, mais je fus bientôt rappelé au sentiment de la réalité. Une colonne de fumée qui s’élevait derrière le rideau des érables m’indiquait clairement où était située l’habitation de Township. En tournant ma longue-vue vers une prairie jonchée d’arbres abattus et voisine du petit bois qui cachait la ferme, je remarquai deux robustes enfans, probablement les fils de l’usurpateur, qui luttaient ensemble comme deux jeunes buffles essayant leurs cornes naissantes. Un peu plus loin, je distinguai une vision plus gracieuse. Mes rêves du matin semblaient être devenus des réalités. Une jeune fille, vêtue de blanc, errait dans la prairie, et se détachait, comme une fleur de magnolia, sur les masses verdoyantes de la forêt. Sa taille svelte, sa blonde chevelure, étaient en harmonie parfaite avec un profil d’une angélique pureté. Au milieu de cette splendide nature, la jeune fille marchait rêveuse, le front tantôt penché vers la terre, tantôt levé vers le ciel ; on eût dit que la chaude brise de la solitude murmurait pour la première fois à son oreille des notes enivrantes. Arrivée au bout de la prairie, près d’un bosquet de tulipiers, la jeune Virginienne se pencha sur l’herbe qu’elle ne semblait qu’effleurer, cueillit quelques fleurs sauvages et en orna ses cheveux, comme si elle se fût parée pour un amant invisible ; puis, avec un chaste et mystérieux plaisir, elle laissa le vent tiède du soir enlever une à une les fleurs de cette virginale couronne. Un souffle plus chaud me sembla courber à ce moment les herbes de la vallée, et un murmure plaintif s’éleva du milieu des arbres agités ; pareille à un léger fantôme, la jeune fille disparut derrière le mobile rideau des tulipiers.

Le soleil quitta enfin l’horizon, et toutes les riches nuances du couchant s’effacèrent dans une teinte uniforme. Le moment était venu d’air. Les deux jeunes gens que j’avais vus s’ébattre dans la prairie, la stature herculéenne du squatter, rendaient la lutte que j’allais soutenir passablement inégale ; mais le sort en était jeté, et je descendis à grands pas la colline, recommandant ma bonne cause à Dieu. Arrivé, dans la plaine, je cherchai à m’orienter, et je pris le parti de marcher vers l’endroit où une colonne de fumée m’avait signalé l’habitation du squatter. Ma carabine était en bon état, j’entrai dans une allée sombre qui devait me conduire à la ferme. Tout était silence autour de moi, et je m’avançai avec précaution, à pas comptés, vers ce terrain qui m’appartenait et que je foulais pour la première fois, moins comme un propriétaire qui vient s’installer dans son domaine que comme un braconnier qui craint d’être surpris. Plusieurs fois, sous les arches assombries des hautes futaies, je m’arrêtai, croyant distinguer le squatter qui m’attendait ; je m’avançais et je ne trouvais que le tronc d’un chêne ébranché. Tout à coup je ne doutai plus que je n’eusse rencontré l’homme que je cherchais. Immobile contre le tronc d’un arbre, Township se tenait à l’entrée d’un carrefour du bois, appuyé sur le long