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race conquérante ? Voilà ce que nous nous demandions, le romancier et moi, un jour qu’accablés de fatigue nous nous reposions dans le lit d’un torrent où nous venions de faire une brillante récolte.

— Quel sombre roman ! disait mon compagnon ; au train dont vont les choses, qui de nous peut se vanter de voir le soleil se lever demain ?

— Personne, en vérité, dit une voix grave qui me fit tressaillir et retint la parole sur mes lèvres au moment où j’allais répondre au romancier. Le vaquero mexicain de l’Arkansas était devant nous. Il montait un cheval de prix et venait de tourner brusquement une colline qui dominait le torrent. Nous fûmes bientôt remis de la surprise que nous avait causée cette apparition imprévue, et nous contemplâmes quelques instans en silence l’homme qui venait de se mêler par de si tristes paroles à notre conversation. Le vaquero n’avait plus cet air à la fois humble et moqueur qui nous avait choqués en lui. Ses traits amaigris trahissaient la fatigue et les soucis ; son costume était plus soigné que d’habitude, et tout dans sa contenance révélait un subit changement de fortune.

— Depuis que je vous ai vu, me dit-il en prévenant mes questions, j’ai parcouru une partie de ce pays, et, depuis le Lac-Salé jusqu’à San-Francisco, je l’ai vu partout envahi par des nuées de corbeaux américains. Leurs bandes arrivent par terre et par mer, et dans un an la Californie mexicaine n’existera plus. Depuis le fort Suter jusqu’à la colonie des Mormons, le désert sera peuplé de ces émigrans que Dieu confonde !

— Est-ce au fort Suter ou à la colonie des Mormons que vous avez acheté cette veste brodée et ce magnifique cheval ? demanda le romancier avec quelque ironie.

— Si vous avez assez d’or pour payer un achat semblable, répondit le Mexicain, je vous dirai où j’ai fait celui-ci. Je vois, au reste, que le cavalier français, votre ami, a suivi mes conseils. Vous exploitez les torrens, et vous faites bien. Seulement il ne faudrait pas trop vous éloigner du camp. C’est ce que je disais, il n’y a qu’un instant, à Lewis de l’Illinois.

Ce Lewis de l’Illinois était un des plus robustes pionniers de la caravane. Dans une de nos haltes, à la suite d’une querelle avec le Mexicain, il l’avait renversé d’un coup de poing, et depuis ce temps le vaquero affectait de le traiter avec un respect hypocrite qui semblait cacher de sinistres desseins. Le romancier ne put entendre prononcer le nom de Lewis sans céder à sa verve railleuse et sans faire quelques allusions peu charitables au combat qui s’était si tristement terminé pour le vaquero. Celui-ci devint pâle de colère, mais réussit à se contenir, et répondit avec sang-froid

— Oh ! à présent, Lewis et moi, nous sommes bons amis, nous