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nous passâmes devant Cincinnati. Je contemplai avec curiosité cette ville qui, en un demi-siècle, avait couvert de ses maisons de brique ou de pierre admirablement alignées un immense plateau, jadis désert. Je cherchai vainement des yeux l’ancien propriétaire du territoire de Cincinnati. Cet homme me rappelait ces chefs indiens dépossédés auxquels de leurs vastes domaines il ne reste que l’espace nécessaire pour creuser une tombe. Le vieillard s’était hâté de descendre furtivement à terre. Bientôt nous arrivâmes à la petite ville de Guyandot. C’était là que je devais quitter le bateau à vapeur à mon tour. Je ne me séparai pas sans quelque émotion de cette population flottante dont j’avais, pendant quelques jours, partagé les fatigues et épousé les habitudes. La terre où je débarquais était celle où devait commencer ma vie de colon. Heureusement une pensée me soutint dans ce moment pénible. Je me rappelai avec quelle insouciance l’émigrant français parti de la Nouvelle-Orléans, sans autres ressources qu’une vingtaine de piastres, s’était élancé dans le désert qu’il allait défricher. Je me sentis, moi aussi, accessible à cet orgueil qui pousse le squatter toujours en avant au milieu des périls et des obstacles d’une nature inexplorée ; moi aussi j’allai bravement jeter sur mon épaule la carabine du chasseur et la hache du pionnier, et commencer la lutte que j’étais venu chercher, sans songer désormais à jeter un regard en arrière.


II

Guyandot, qui prend son nom d’un des affluens de l’Ohio, est une petite ville de peu d’importance. Je ne comptais y séjourner que le temps nécessaire pour recueillir des renseignemens précis sur la situation de ma propriété. J’avais appris, dans une causerie avec un passager du steamer, que ma concession était une subdivision de ces grands lots de terrains répartis en vente publique, et qu’on appelle sections. La mesure uniforme de ces subdivisions est de 640 acres ou 259 hectares. Il me restait à compléter ces notions, évidemment insuffisantes, et c’est au bar-room de l’auberge où j’étais descendu que je pouvais espérer d’obtenir des informations plus détaillées. On appelle bar-room une pièce du rez-de-chaussée des auberges où, derrière une balustrade[1], les propriétaires établissent un débit de liqueurs. C’est comme le café particulier de chaque hôtellerie ; c’est aussi une espèce de bourse où l’on échange les nouvelles, où l’on traite des affaires de tout genre. Je trouvai dans le bar-room une demi-douzaine de buveurs causant, debout et le verre à la main, de leurs affaires. Je me sentis presque humilié en comparant ma taille, qui n’est pas cependant des moyennes,

  1. C’est l’origine de cette dénomination : bar-room, chambre de la barre.