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corps complet de doctrines. L’inquisition, toujours en quête de propositions mal sonnantes, brûlait, à la vérité, plus volontiers le livre que l’auteur ; mais ce premier avertissement avait bien son éloquence, et nul ne s’avisait d’y résister. Ainsi surveillé, l’esprit d’investigation philosophique se bornait à quelques aperçus isolés et sans corrélation apparente ; jamais le dernier mot au bout. Il y aurait une intéressante étude à faire : c’est celle qui irait chercher dans les innombrables sentiers de la littérature péninsulaire les élémens épars de cette philosophie à l’état latent, pour relier ces élémens entre eux et déduire de ce rapprochement le but commun que poursuivait en sens divers la pensée espagnole. Je ne crois pas m’abuser en disant qu’un pareil travail aboutirait à cette conclusion tout imprévue, que l’Espagne, à son insu comme à l’insu de l’Europe, a marché plutôt en avant qu’en arrière du mouvement général des idées. Quel est aujourd’hui le dernier mot de la philosophie ? L’abandon de toute théorie trop systématique, la conciliation des doctrines les plus absolues, en tant que cette conciliation est possible, l’éclectisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Or, l’éclectisme n’est-il pas le cachet universel de l’esprit péninsulaire ? L’horreur des extrêmes, la recherche des demi-jours, le juste milieu en tout (templanza), voilà bien, en effet, le trait caractéristique du génie de nos voisins.

Ces incessantes transactions entre l’idéal et le fini, entre l’absolu et la raison humaine, entre l’idée préconçue et l’idée déduite, peuvent avoir leurs écueils ; mais les avantages pratiques l’emportent ici sur les dangers. Toutes les écoles philosophiques qui ont fait leur temps n’ont péri que par l’exagération de leur principe : or, la tendance dont je parle est un préservatif souverain contre toute espèce d’exagérations. Que manque-t-il donc à l’esprit espagnol pour prendre le rang qui lui appartient dans la grande armée philosophique ? un drapeau. Ce drapeau existe, mais en lambeaux éparpillés, dans toutes les écoles. Pour retrouver ces lambeaux, il fallait à l’Espagne un guide, une histoire de la philosophie, et voilà le côté éminemment utile du livre de M. Garcia Luna. Ce livre, le premier de ce genre qui paraisse chez nos voisins, leur permettra de classer les notions philosophiques accumulées dans leur littérature, en assignant à chacune son type et sa filiation. Il est à regretter que l’auteur se soit borné à fournir les élémens du travail de comparaison qui manque à l’Espagne pour coordonner ses tentatives philosophiques, au lieu d’aborder ce travail lui-même. Nul, j’en ai la conviction, n’y aurait mieux réussi. M. Garcia Luna excelle, en effet, à saisir en quelques mots l’idée propre de chaque philosophe et de chaque école, les oppositions qui divisent entre eux ces philosophes et ces écoles, les points communs par où ils se touchent. Cette clarté concise qui fait le mérite de l’œuvre de M. Luna était d’ailleurs ici une nécessité. Il y avait une certaine audace à vouloir resserrer dans les limites d’un seul volume cette chose immense qu’on appelle l’histoire de la philosophie. Le succès pouvait seul justifier une pareille tentative, et cette justification est complète pour M. Luna.

G. d’A


V. de Mars.