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nous sommes. Nous approchons d’une ville dont l’accroissement prodigieux est un des faits les plus remarquables de l’histoire d’Amérique. Cincinnati…

Le narrateur s’interrompit. Un vieillard, vêtu d’un habit noir râpé et boutonné jusqu’à la cravate, avait fait quelques pas vers nous en entendant prononcer le nom de Cincinnati. Les rides profondes de son visage, en dépit d’une taille que l’âge n’avait que légèrement courbée, accusaient un homme plus que septuagénaire. Il y avait dans la physionomie de ce vieillard ce cachet étrange et sombre auquel on reconnaît les existences cruellement éprouvées.

— Chut ! me dit mon interlocuteur, et, me tirant à l’écart, il ajouta d’un ton plus bas : Vous verrez demain ou après la ville de Cincinnati. Fondée il y a cinquante ans, cette ville occupe sur le bord de l’Ohio un terrain immense ; elle compte à présent plus de quatre-vingt mille habitans. Ce vieillard, aujourd’hui presque pauvre et connu de tout l’équipage, a vendu, il y a cinquante ans, pour 48 dollars (240 francs) un emplacement qui vaut maintenant plus de 100 millions.

J’examinai curieusement alors l’ancien possesseur du terrain où s’élève Cincinnati, et j’admirai la dignité avec laquelle il portait sa misère. Ces brusques déceptions de la fortune sont communes en Amérique. Le génie entreprenant de la population y renouvelle sans cesse les conditions au milieu desquelles s’exerce l’activité des spéculateurs, et l’insouciance avec laquelle la plupart des voyageurs regardaient passer au milieu d’eux le vieillard ruiné de Cincinnati disait assez combien ils étaient blasés sur des péripéties dont leur propre existence offrait peut-être de nombreux exemples.

Je venais de perdre de vue ce vieillard, quand le steamer ralentit sa marche. La vapeur s’échappait en bouillonnant de la soupape. — C’est à mon intention qu’on s’arrête, reprit l’émigrant français. Me voici arrivé à l’endroit où je vais dire adieu pour long-temps à la vie civilisée. — Nous avions devant nous un des sites les plus sauvages des bords de l’Ohio. Une habitation isolée s’élevait là, à demi cachée par les sapins. Une barque s’approcha, montée par un pêcheur, qui devinait à l’immobilité du navire que des passagers voulaient descendre à terre. Le bagage de l’émigrant, qui se composait d’une valise, d’un caban africain, d’une hache et d’une carabine, fut bientôt transporté dans la pirogue. Mon aventureux ami me serra la main sans mot dire, et s’élança dans l’embarcation. Le steamer reprit sa course, mais j’eus encore le temps de voir le colon mettre pied à terre, passer ses bras dans les bretelles de sa valise, jeter sa hache et son fusil sur l’épaule, puis disparaître derrière un rideau d’arbres gigantesques.

Les derniers incidens de cette navigation n’offrirent que peu d’intérêt. Le lendemain du jour où le romancier nous avait quittés,