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et indécis, étrange et doux, merveilleux comme un rêve. « Évangeline est triste, dit le poète. Un pressentiment lugubre naît dans son cœur. Quand le pas lointain des chevaux bat le gazon des prairies, bien long-temps avant qu’ils arrivent, la sensitive replie et ferme ses feuilles agitées ; ainsi notre cœur s’épouvante et se replie sur lui-même long-temps avant que le coup du destin nous ait frappés[1]. »

Toute la navigation de la jeune fille jusqu’à la Louisiane est décrite avec une vérité et un sentiment de la nature vraiment admirables. Néanmoins je me suis bien gardé de traduire ce morceau, gâté par de nombreuses affectations et par ces teintes de mélancolie affadie que nous avons déjà signalées. Un artiste plus consommé eût évité les grands mots, les touches de mélancolie triviale, les épines de l’existence et le désert de la vie, surtout les rêveries au clair de lune ; mais le sentiment, l’invention, le mouvement, sont vrais, puissans et neufs. C’est un délicieux tableau que celui de la jeune fille endormie, la tête sur les genoux du vieux prêtre, pendant que les rameurs chantent une vieille chanson française et frappent en cadence les flots du Mississipi. « Le retrouverai-je, lui demande-t-elle, mon fiancé ? Mon père, mon amour est perdu. — Aucun amour n’est perdu, lui répond-il. Si le cœur aimé n’en profite pas, l’amour soutient le cœur qui aime. Cette eau vivifiante remonte à sa source et lui rend la force et la vie. » — Cela est bien raffiné sans doute pour un vieux prêtre normand ; mais la pensée est belle et l’expression est juste.

La pauvre enfant, escortée de son guide, cherche partout des traces de la famille et du fiancé. Elle visite les bayous fertiles de la Nouvelle-Orléans, les prairies verdoyantes de la Delaware, les plaines stériles et pierreuses qui s’étendent au pied des monts Ozarks. De temps à autre, quelques lueurs d’espoir lui apparaissent ; elle apprend que Benoît (Benedict, comme l’appelle M. Longfellow) est devenu trappeur ou coureur des bois. Elle sait même que, porté sur sa barque, il a passé à peu de distance d’elle un certain soir d’automne ; mais les jours, les mois, les années s’écoulent. Dans cette recherche inutile, la jeunesse a fui, l’âge mûr d’Évangeline incline vers la vieillesse ; devenue sœur de charité, elle consacre sa vie à soigner les malades. Un jour enfin elle reconnaît sur un lit d’hôpital le vieux Benoît frappé de la peste et qui

  1. As at the tramp of a horse’s hoof on the turf of the prairies
    Far in advance are closed the leaves of the shrinking mimosa ;
    So, at the hoof-beats of fate, with sad forebodings of evil
    Shrinks and closes the heart, ere the stroke of doom has attained it.

    Le rhythme de ces vers, rhythme qui n’est pas anglais, exige un repos à la césure :

    Far in advance are closed the leaves
    Of the shrinking mimosa.