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industrielle qui donnent un caractère particulier aux rives de l’Hudson. À peine de temps à autre un canot ou une pirogue remonte les deux fleuves solitaires, où les élans et les chevaux sauvages viennent se désaltérer en paix. Si, du milieu de la plaine inhabitée qui attend une ville, derrière une colline ou derrière un bouquet d’arbres s’élève quelque fumée vagabonde, cette colonne bleuâtre, doucement balancée par la brise, n’annonce point une locomotive, mais le foyer d’une troupe d’Indiens chasseurs ou de trappeurs américains qui font halte dans les solitudes. Là, plus de phares la nuit pour guider les navires à travers les écueils de l’Océan, mais parfois un rayon furtif de la lune qui verse ses lueurs bleuâtres sur l’un des pics neigeux de la Sierra-Nevada.

Comme moi-même, le jeune exilé avait pu comparer ces divers aspects du monde américain, la vie méridionale dans son insouciance sauvage, l’ardeur fiévreuse des émigrans de toute race et de tout pays, la civilisation anglo-saxonne dans sa puissante activité. De quel côté sont les conquêtes durables et les plus glorieux triomphes ? De quel côté aussi est l’avenir de la société américaine ? Toutes ces questions se pressaient en moi quand je me rappelais le contraste si éloquent de San-Francisco et de New-York. Le récit que j’emprunte aux lettres de George de L… y répondra peut-être.


I

Après une traversée de trente-cinq jours, notre bâtiment, parti du Havre, arrivait à l’endroit où le Mississipi, encore invisible, pousse au milieu de l’Océan ses flots jaunis, et où l’Océan s’écarte respectueusement devant l’impétuosité du père des fleuves. C’est à ce moment que je m’interrogeai une dernière fois avant de débarquer dans ma nouvelle patrie. Quelles ressources apportais-je dans ce monde inconnu ? quelles chances de fortune m’offrait cet exil dont je ne pouvais fixer le terme ? Au temps de ma prospérité, j’avais acheté, pour la somme de 5,000 francs, une concession de terrain aux États-Unis d’Amérique. Le prix de ces terrains, médiocre d’abord, avait successivement augmenté en passant de main en main. Mon but alors n’avait été que de rendre service à un ami dans l’embarras, qui me sut un gré infini de lui payer 5,000 francs la possession de cinq cents acres (deux cent cinquante hectares) de terres vierges au-delà de l’Atlantique, dans l’état de Virginie. L’acte de cession était parfaitement authentique, dûment enregistré à la cour du comté où était située la concession. Le défrichement de ces terres incultes devenait, avec le quart d’une année de mes revenus, c’est-à-dire 6,000 francs, ma seule ressource au lendemain de la révolution de février. Mon parti avait bientôt été pris. J’étais allé déjeuner une dernière fois au Café de Paris, et le soir j’étais au Havre.