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muse de la famille, à laquelle nous devons les contes de nos veillées, est devenue sourde et aveugle comme la grand’mère, et, comme elle, on la voit filer son linceul.

Nous avions repris le sentier qui conduisait à la grande route. Le vent avait cessé de souffler, le froid était devenu moins vif. Les pâles lueurs d’une aurore d’hiver s’épanouissaient lentement à l’horizon. On commençait à revoir les ondulations de la campagne, les bouquets d’arbres et les hameaux épars, dessinant dans le crépuscule leurs formes confuses. Quelques chants de coqs perçaient la brume matinale, et de loin en loin des gémissemens d’oiseaux engourdis se faisaient entendre au creux des fossés presque enfouis sous la neige. Avant de tourner le chemin qui conduisait à la grande route, nous jetâmes un regard derrière nous, et, à travers la demi-obscurité, nous aperçûmes les comédiens groupés dans la cour du Lion-Rouge et achevant leurs préparatifs de départ ; mon compagnon soupira.

— Ne saviez-vous pas que cela devait finir ainsi ? lui dis-je en souriant ; nous avions commencé par les illusions, il fallait bien finir par les regrets. Regardez là-bas la grand’mère debout sur le seuil près de la princesse de Sicile. Ce sont là deux poésies que nous laissons derrière nous : notre nuit s’est écoulée, pour moi au milieu des féeries du vieil âge, pour vous au milieu de celles de la jeunesse ; nous avons le même sort : après le rêve vient la réalité.

C’est un juste retour des choses d’ici-bas.

Et si vous vous en plaigniez à votre Languedocienne, elle vous répondrait par la phrase proverbiale de son pays : Cos coumte Ramoun[1].


ÉMILE SOUVESTRE.

  1. Cos coumte Ramoun, cela est comte Raymond, c’est-à-dire cela est juste. Ce proverbe s’est établi par suite des souvenirs de droiture et d’équité qu’a laissés dans le Languedoc Raymond V, comte de Toulouse, qui vécut au XIIe siècle.