Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/1120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas cela assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre. » Sans adopter dans tous ses points ce jugement, on ne le trouvera peut-être point dénué de profondeur, et n’était que M. de Maistre professait une autre opinion sur l’orthodoxie russe, il n’eût point autrement parlé. Au reste, l’auteur du Mémoire prévient cette objection, et peu s’en faut qu’il n’accuse hautement l’église latine d’impiété flagrante, d’apostasie honteuse, pour avoir, dans une certaine limite, pactisé avec la révolution. Il n’y a qu’un seul gouvernement, que dis-je ? il n’y a qu’un seul homme en Europe qui ait eu l’intelligence de cette situation morale : cet homme, c’est le czar. « C’est, s’écrie le diplomate avec l’accent de la conviction, c’est qu’il y avait heureusement sur le trône de Russie un souverain en qui la pensée russe s’est incarnée, et que, dans l’état actuel du monde, la pensée russe est la seule qui soit placée assez en dehors du milieu révolutionnaire pour pouvoir apprécier sainement les faits qui, s’y produisent. »

Après avoir mis la France au ban des peuples civilisés, c’est à l’Allemagne que s’en prend l’écrivain panslaviste. L’Allemagne a non-seulement le malheur d’être tombée dans une profonde anarchie pour avoir embrassé le principe révolutionnaire ; elle est coupable, elle est ingrate envers la Russie, qui la sauvée en 1814. L’Allemagne en sera punie, car on reconnaîtra bientôt que la seule chance d’unité sérieuse et praticable pour ce pays dépendait nécessairement du système politique qu’il vient d’abandonner, c’est-à-dire du système russe.

D’ailleurs, des questions plus graves vont surgir, de redoutables complications ne tarderont pas à naître sur toute la frontière de l’Allemagne, et c’est ici que le Mémoire, après avoir posé les principes que nous venons d’indiquer, prend sa véritable importance pratique. « On avait oublié, dit-il, qu’au cœur même de cette Allemagne dont on rêve l’unité, il y avait, dans le bassin de la Bohème et dans les pays slaves qui l’entourent, six à sept millions d’hommes pour qui, de génération en génération, depuis des siècles, l’Allemagne n’a pas cessé d’être un seul instant quelque chose de pire qu’un pays étranger pour qui l’Allemand est toujours un ennemi. Tout ce qui reste à la Bohème de vraie vie nationale est dans ses croyances hussites, dans cette protestation toujours vivante de sa nationalité slave opprimée contre l’usurpation de l’église romaine aussi bien que contre la domination allemande. C’est là le lien qui l’unit à tout son passé de lutte et de gloire, et c’est là aussi le chaînon qui pourra rattacher un jour les Tchèques de la Bohème à leurs frères d’Orient. On ne saurait assez insister sur ce point, car ce sont précisément ces réminiscences sympathiques de l’église d’Orient, ce sont ces retours vers la vieille foi dont le hussitisme, dans son temps, n’a été qu’une expression imparfaite et défigurée, qui établissent une différence profonde entre la Pologne et la Bohème, entre la Bohème ne subissant que malgré elle le joug de la communauté occidentale et cette Pologne factieusement catholique, séide fanatique de l’Occident et toujours traître vis-à-vis des siens. » Telle est la thèse soutenue en effet par les panslavistes en matière religieuse. Pour eux, l’église orientale, l’esprit oriental, sont les véritables traditions nationales des peuples slaves. Les premiers essais de leur civilisation, leur avenir, toute leur vie morale, seraient dans le christianisme d’Orient, dont la Russie est le sanctuaire, et le czar le pontife.