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la poésie s’empare des ames, il faut qu’elle fasse entrer dans son image de l’univers tout ce qui, dans l’univers, a puissance d’agir d’une manière ou d’une autre sur les hommes auxquels elle s’adresse. L’admiration n’est que la joie de l’esprit qui s’écrie : Oui, c’est bien cela.

Un peu de réflexion avait éloigné l’art de la naïveté ; beaucoup de réflexion l’y ramènera, je crois. Après les Grecs, qui ont chanté d’instinct, sont venus les Latins, qui se sont faits les législateurs du Parnasse, comme après l’enfance spontanée vient la jeunesse tout affirmative, qui croit que sa raison peut tout comprendre, et que hors de ce qu’elle comprend, il n’y a absolument plus rien. Grace à Dieu, les hommes, les races vieillissent ; avec le temps, on finit par voir que l’on est impuissant à tout voir, que dans la poésie, par exemple (c’est-à-dire dans l’art d’émouvoir), il entre quelque chose de plus que tout ce que l’esprit peut percevoir, concevoir et réduire en recettes, quelque chose d’indéfinissable qui est précisément le don d’émouvoir, et que ce don-là, la nature seule en a le secret.

À vrai dire aussi, nous sommes bien vieux pour nous amuser du plus ou moins d’adresse avec lequel un homme est capable d’orner la vérité. Le moindre vers qui exprime sincèrement une émotion sincère est un renseignement psychologique digne d’intéresser les plus graves esprits. Tout ce qui nous aide à mieux connaître les sensations que nous pouvons éprouver ne nous fait-t-il pas avancer dans l’étude des seules données qui nous permettent de nous former une idée du monde et de nous-mêmes ? Une ballade de Wordsworth, une strophe où il nous exprime son attendrissement à la vue d’une fleur, d’un idiot, peuvent nous ouvrir toute une longue perspective d’aperçus nouveaux, tandis qu’un poème formé de conceptions idéalisées ne nous apprend guère qu’une nouvelle manière de combiner ce que notre esprit avait déjà classé et catalogué de longue date. La raison est la science qui explique, coordonne et généralise les effets produits sur nous par les choses ; que la poésie soit l’esprit d’aventure et de découverte : ce sont des émotions qu’elle nous doit, et non des raisonnemens.

J. Milsand.