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il inclinait toutefois à croire Chênedollé supérieur, et nous pensons aisément comme lui.

Quelques années après, Chênedollé écrivait sur un exemplaire du Génie de l’Homme la note suivante qui témoigne de sa candeur :

« J’avais eu, en faisant cet ouvrage, une grande pensée, c’était d’appliquer la poésie aux sciences ; mais je crois que les sciences sont encore trop vertes, trop jeunes pour recevoir un pareil vêtement. C’est une erreur de croire que la poésie soit la compagne de l’enfance des sociétés. Pour qu’elle peigne un certain ordre d’idées avec succès, il faut que la civilisation soit très avancée, et que ces idées aient déjà un commencement de popularité. Alors elle s’en empare avec fruit, et les fait entrer, au moyen de sa divine harmonie, dans tous les esprits et dans toutes les têtes ; mais, dans l’état des choses actuelles, la science n’était pas encore nubile : il ne fallait pas songer au mariage — J’aurai du moins ouvert la route, et mon livre sera peut-être quelque jour l’occasion d’un bon ouvrage. »

Est-il donc bien vrai que la maturité de la science la prépare en effet à un hymen suprême avec la poésie ? Non, la poésie de la science est bien à l’origine ; les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la science échappe au poète ; le rhythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois. Le style des Laplace, des Cuvier et des Humboldt (celui de Cuvier et de Laplace surtout), est le seul qui convienne désormais à l’exposition du savant système.

Le poème du Génie de l’Homme ne fut point reçu du public de l’empire comme il le méritait : on aurait dit, quand il parut, que Delille et en dernier lieu Esménard eussent épuisé toute l’admiration pour le descriptif, et qu’il n’en restât plus après eux. Le Journal de l’Empire, qui donnait alors le signal des succès littéraires, se montra poli, mais réservé, par la plume de M. de Féletz (20 mai 1807). L’aimable et spirituel vieillard me racontait hier encore qu’un jour, à un dîner chez M. de Chateaubriand, celui-ci le pria de rendre compte du poème de son ami. Deux jours après, Chênedollé, qui était au dîner, vint voir le critique, et, d’un air tant soit peu effrayé, lui dit : « Monsieur, c’est de la poésie sérieuse ; point de plaisanterie, je vous en conjure ! » Une telle crainte ainsi exprimée est bien tentante pour le critique malin. M. de Féletz s’abstint de plaisanter, mais aussi il tempéra l’éloge. Cet article[1], qui n’était que froid, parut amer à Chênedollé ; il lui attribuait les plus fâcheuses conséquences : « L’article de Féletz est indécis, il ne donne pas le désir de lire l’ouvrage. J’aurais mieux aimé la critique franche et rude d’un ennemi qui me dirait : Je vous prends corps à

  1. Voir les Mélanges de M. de Féletz, tome II, page 498.