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dona Elvira témoignent qu’elle est une victime de l’amour. La phrase qui forme la conclusion de ce bel air, écrite en notes syncopées qui se poursuivent et s’enflamment en se heurtant, est une explosion du cœur où la fureur se mêle à la tendresse. Don Juan, qui entend de loin la voix d’une femme éplorée, s’en approche en disant :

Cerchiam di consolare
Il suo tormento.


Ah ! oui, murmure tout bas Leporello :

Cosi ne consolò
Mille e otto cento.

Ces derniers mots nous préparent très bien à la scène qui suit. Leporello est chargé par don Juan, qui s’esquive, d’expliquer à dona Elvira les raisons qui lui ont fait déserter la maison conjugale. Il s’acquitte de sa mission en valet complaisant qui se joue de la douleur et de la crédulité de cette pauvre femme. C’est alors qu’il chante l’air si fameux de Madamina, où il énumère avec l’emphase et la malignité d’un historiographe les nombreuses conquêtes de son maître dans les différentes parties du monde. C’est la forfanterie de Joconde dans la bouche d’un subalterne, qui semble se glorifier lui-même en racontant les prouesses amoureuses d’un grand seigneur à qui il a l’honneur d’appartenir. Cet air présente la solution admirable d’un problème de l’art, le modèle d’un procédé dont on a beaucoup abusé de nos jours, et que Mozart avait emprunté à l’école italienne en le perfectionnant. Ce procédé consiste à déplacer momentanément l’intérêt musical en ne confiant à la voix humaine qu’une simple mélopée, une sorte de récitatif cursif et syllabique, propre à faire jaillir l’étincelle comique, à traduire nettement les aperçus de l’esprit, tandis que l’orchestre complète le tableau par la richesse des images, par la variété et l’élégance des accompagnemens. Déjà, dans la Serva padrona de Pergolèse, dans la Buona Figliuola de Piccini, mais surtout dans les opera buffa du Vénitien Galuppi, on voit apparaître le germe de ce système ingénieux où la vérité dramatique peut s’entourer de toutes les somptuosités de l’art, et où les délicatesses de la mélodie, les rêves du sentiment s’allient heureusement aux plaisirs de l’intelligence. Dès les premières mesures, on sent la verve comique pétiller dans l’accompagnement et préparer ainsi l’auditeur au récit pompeusement ironique que va faire Leporello. Tandis que les basses et les violons parcourent en trépignant les notes intégrantes de l’accord de ré majeur, les seconds violons et les altos remplissent le vide en plaquant tout entier l’accord parfait de la même tonalité. Survient-il une image gracieuse, un éclair de sentiment qui élève le récit à un degré plus lyrique, aussitôt la mélodie se développe, l’orchestre se colore et se remplit d’harmonies charmantes et mystérieuses.