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don Juan, qui lui répond avec le dédain de la jeunesse. – Tu n’échapperas pas à ma vengeance : s’écrie le vieillard. — Misero ! réplique don Juan avec un mélange d’orgueil et de pitié, approche donc, puisque tu veux mourir ! Ces quelques paroles de récitatif mesuré sont d’une incomparable beauté. Il est impossible d’exprimer, avec plus de profondeur et moins de notes, l’ivresse, l’intrépidité de la passion qui s’indigne des obstacles qu’on oppose à ses transports. Le combat s’engage. L’orchestre en marque les coups périodiques par une succession de gammes que les premiers violons échangent avec les basses, et qui fuient devant l’oreille comme l’éclair précurseur de l’orage. Une suspension sur l’accord mélancolique de septième diminuée annonce la fin de la lutte. Le trio qui succède, entre don Juan, le commandeur expirant et Leporello, est un morceau unique dans l’histoire de l’art musical. Le génie de Mozart, tendre, profond, pathétique et religieux, s’y révèle tout entier. Écrit dans un rhythme solennel et dans le ton de fa mineur, si propre à disposer l’ame à une douce tristesse, ce trio, qui ne dure que dix-huit mesures, renferme, dans un cadre resserré et comme dans un accord suprême, l’idée fondamentale de ce drame mystérieux. Pendant que le commandeur exhale le dernier souffle de la vie, en poussant quelques notes entrecoupées de longs silences, Leporello l’accompagne par un murmure d’horreur que lui arrache le nouveau crime dont il vient d’être témoin. Homme du peuple, nourri des préceptes qu’il a puisés dans la famille et dans la religion de ses pères, il s’indigne, en tremblant, contre un maître impie qui ne respecte rien de ce que respectent les hommes. Malgré le trouble que lui inspirent les privilèges de la naissance et les prestiges de la grandeur, son ame se soulève devant une telle scélératesse, et le cri de sa conscience, c’est le cri de la société en péril et de la morale universelle.

Quant à don Juan, il plane au-dessus de ces phénomènes de la vie avec une intrépidité vraiment héroïque. Non-seulement il voit expirer sans aucune émotion le vieillard qu’il vient de tuer après avoir déshonoré sa fille, mais il insulte encore sa victime en homme convaincu que résister à ses passions, c’est résister à un progrès de l’esprit humain.

Ah ! gia cade il sciagurato…


dit-il sur des notes lourdes et frémissantes ; et lorsqu’il attaque par un mi bémol en haut, qui forme la note extrême d’un accord de septième dominante, cette phrase d’une fierté incroyable :

Gia dal seno palpitante
Veggo l’ anima partir,


on dirait le génie des révolutions assistant à l’agonie d’un monde qu’il vient de terrasser. Ecoutez, à la fin de ce trio, le hautbois descendre,