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C’est dans Tirso de Molina et dans le chef-d’œuvre de Molière que Lorenzo da Ponte prit les élémens de son libretto. Il voulait combiner et fondre dans un tout harmonieux le souffle religieux de l’auteur espagnol et la profondeur du poète français. C’était bien comprendre le génie de Mozart. Le sujet de Don Juan avait déjà été traité par un grand nombre de compositeurs. Righini de Bologne, Cimarosa, Tritta et le Vénitien Gazzaniga s’étaient essayés sur ce thème fécond, qui depuis long temps faisait partie du répertoire de la comédie italienne. Goldoni en avait fait une comédie, qui fut représentée à Venise pendant l’automne de l’année 1786. Le Don Juan de Gazzaniga, très connu en Italie, fut chanté à Paris en 1791. Cherubini, qui était alors accompagnateur au Théâtre-Italien, y avait ajouté un beau quatuor dont le manuscrit est aujourd’hui la propriété de M. Zimmermann.

Le caractère de don Juan a été le sujet de nombreux commentaires. La critique a souvent agité la question de savoir si Tirso de Molina était le véritable créateur de ce type de la passion révoltée, et quels étaient les emprunts qu’a pu faire à l’écrivain espagnol l’auteur du Misanthrope. Il ne saurait y avoir de doute pour nous sur l’origine de ce caractère étrange ; il est sorti tout vivant de la légende du moyen-âge fécondée par l’imagination espagnole, du mélange de la foi chrétienne et de la fantaisie populaire. C’est là que le premier et obscur chroniqueur espagnol qui s’est occupé de ce personnage héroïque en a puisé l’histoire. C’est aussi dans la légende chrétienne, modifiée par l’imagination du peuple allemand, que Goethe a trouvé le caractère tout métaphysique du docteur Faust. Trois conditions sont nécessaires en effet pour que le caractère de don Juan puisse exister et se produire : 1° un dogme qui réfrène les appétits de la chair, qui fasse du mariage une institution divine et de la vie future une conséquence du gouvernement de la Providence ; 2° le respect de la femme ordonné par la religion, sanctionné par les lois et par les mœurs ; 3° la fougue des passions, l’impérieuse vivacité des désirs, l’instinct de la liberté enfin prenant sa source dans la rigueur de la règle même qui en comprime l’essor ; car, pour qu’il y ait de l’héroïsme à braver la loi, il faut qu’elle existe, appuyée de toutes les forces de la société, et qu’on ne puisse échapper à la pénalité qu’elle inflige dans ce monde qu’en tombant sous les coups de la justice éternelle. Il faut qu’il y ait au-dessus de la vie un juge suprême, qui donne raison à la conscience et rétablisse l’ordre troublé par le vice triomphant. Don Juan était un caractère impossible chez les Grecs et les Romains. Il est un produit de la poétique du christianisme, et, sans la religion qui condamne l’abus des plaisirs et qui enseigne l’immortalité de l’ame, les crimes de ce héros moderne ne seraient que les peccadilles d’un sybarite ou d’un bel esprit de l’antiquité.