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voici une qui résume la théorie de Mozart sur le drame lyrique : Les passions violentes, dit-il, ne doivent jamais être exprimées jusqu’à provoquer le dégoût. Même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais blesser les oreilles et cesser d’être de la musique[1]. Platon n’aurait pas mieux dit. C’est la doctrine de l’antiquité sur les beaux-arts, celle qu’ont pratiquée Virgile et Raphaël, doctrine différente du principe de Gluck, qui voulait, au contraire, que la musique fût toujours la traduction littérale de la parole. Le principe de Gluck, qui est celui de l’école française, nous prouve que, si Mozart se fût fixé à Paris, il n’aurait pas créé Don Juan.

Lorsque Mozart vint trouver Lorenzo da Ponte pour lui faire part de l’engagement qu’il avait contracté à Prague avec le directeur Bondini, le poète italien avait déjà jeté sur le papier le plan d’un libretto dont le sujet avait depuis long-temps fixé son attention, et qu’il destinait en secret à son musicien favori, l’auteur des Nozze di Figaro. On ne s’étonnera pas sans doute que Lorenzo da Ponte, dont nous avons raconté la vie pleine d’aventures audacieuses, de caprices et de sensualités charmantes, que ce breteur intrépide qui avait toujours la flamberge au vent et l’épigramme à la bouche, que ce libertin effréné, qui, comme son compatriote et son contemporain Casanova, allait portant en tous lieux l’inquiétude de son esprit et le désordre de ses sens, ait été attiré de très bonne heure vers le personnage de don Juan. C’était sa propre image, l’incarnation de la poésie et des mœurs de Venise, où il avait passé les plus belles années de sa jeunesse. En destinant à Mozart un drame où devaient se réfléchir tout naturellement les rêves de sa vie et les inspirations de son siècle, da Ponte faisait preuve d’une merveilleuse sagacité. Il avait deviné que ce génie mélancolique à la fois pieux et tendre, dont la gaieté bénigne avait émoussé toutes les pointes de l’esprit sarcastique de Beaumarchais et transformé une comédie politique en une idylle pleine d’élégance et de sentiment, n’avait pas encore trouvé le cadre dramatique qui convenait aux vraies tendances de sa nature et aux richesses de son imagination. Aussi le poète et le musicien furent-ils bientôt d’accord sur le sujet du libretto. Da Ponte se mit aussitôt à l’ouvrage, travaillant surtout pendant la nuit, à la pâle clarté d’une lumière tremblottante qui projetait dans sa chambre une ombre mystérieuse et avec cette fièvre d’un poète qui traite un sujet aimé. Sur sa table, il avait l’Enfer de Dante, une bouteille de vin de Tokay, et, derrière lui, une jeune fille de seize ans qui le servait avec le dévouement de l’amour. À mesure qu’il terminait une scène, il la communiquait au compositeur, dont il recevait les conseils avec une grande déférence.

  1. De Nissen, p. 456.