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comme il nous l’a avoué depuis par la bouche de Leporello. Il devient l’amant secret de deux soeurs, qui le reçoivent alternativement dans le même sanctuaire, et dont il trompe pendant quelque temps la candeur ; celles-ci éclatent un beau jour comme dona Anna et dona Elvira, et leurs imprécations mêlées de fureur et de tendresse le forcent à se réfugier à Vienne, emportant pour toute fortune une lettre de recommandation du poète Catarino Mazzola pour le compositeur Sarti. Celui-ci présente da Ponte à l’empereur Joseph II, qui, ayant une préférence marquée pour la poésie et la musique italiennes, l’accepte comme son poète lauréat et lui donne la place de Métastase, qui venait de mourir. Le voilà donc devenu le poète favori d’un prince puissant et fixé dans une ville qui était alors le centre du plus grand mouvement musical des temps moderne On aurait pu croire accomplie la partie la plus orageuse de cette singulière destinée ; mais il était écrit que celui qui a dessiné les premiers traits du caractère de don Juan devait traîner son ame inquiète sur tous les rivages et descendre jusqu’à sa limite extrême la longue échelle des misères de la vie.

Après la mort de l’empereur Joseph II, dont la faveur l’avait constamment soutenu, de nouvelles intrigues avec une dame de haute naissance et l’inimitié acharnée du poète Casti, l’auteur des Animaux parlans, qui avait l’oreille du nouvel empereur Léopold, contraignent da Ponte à s’exiler de Vienne et à quitter l’Allemagne. Passant par Trieste, il enlève une belle et jeune Anglaise, una bella Inglesina, dit-il, qu’il emmène avec lui à Paris, où il arrive dans le mois d’août 1792. Il ne séjourne pas long-temps dans cette ville désolée, qui, au lieu des plaisirs élégans qu’il était venu chercher, ne lui offrait que le spectacle hideux d’une démagogie en fureur. Il traversa bien vite la Manche et alla se fixer à Londres, qu’il a habitée pendant dix ans, en y professant avec succès la langue italienne. Je ne sais trop quel événement a pu troubler encore la destinée de cet homme étrange, qu’une loi fatale semble condamner à un mouvement éternel ; mais le voilà qui tout à coup abandonne Londres et s’embarque pour les États-Unis, le 5 mars 1803. Il arrive à New-York, s’y installe comme professeur de littérature italienne, et devient le favori de ces femmes blanches et froides, dont il échauffe l’ame puritaine d’un rayon de poésie et d’amour. Da Ponte commençait à sentir péniblement le poids de l’âge et le discrédit que lui avait attiré l’inconstance de ses affections au milieu d’une population triste et rigide, lorsque, par un bonheur inespéré, il apprit que Garcia, le seul grand virtuose de l’Europe qui ait su comprendre et interpréter le rôle de don Juan, venait d’arriver à New-York, accompagné de sa famille. Le cœur ému comme à vingt ans, il court chez l’artiste, qu’il n’avait jamais vu, et s’annonce de la manière suivante ;