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le plus délicat de l’esprit. C’est le bon sens porté à sa plus haute expression par la science ; mais la science n’est point du domaine universel ; c’est le fruit d’une longue culture qui exige à la fois le loisir et l’aptitude c’est, de la part de la nature, un bienfait d’exception. Lorsque le rationalisme prétend établir dans l’intelligence l’empire absolu de la raison sans tenir compte du sentiment, il se ferme justement l’accès des consciences simples auxquelles la Providence n’a départi pour règle de conduite et de jugement que les seules inspirations de l’instinct. Le peuple, les enfans, les femmes et la majeure partie des savans eux-mêmes ne comprennent pas d’autres argumens ni d’autre langage que ceux que l’on emprunte et qui conviennent à la sensibilité. Qu’est-ce qu’une doctrine qui n’est point susceptible de descendre des hauteurs de la science pour se répandre dans le peuple ? Et qui peut nier que la métaphysique rationnelle, ayant cet inconvénient, ne prête ainsi à l’accusation d’impuissance ? Oui, elle est impuissante à fonder une morale, parce qu’elle méconnaît la valeur philosophique du sentiment, qu’elle l’embarrasse dans les complications du syllogisme, et qu’elle humilie cet instinct accordé à tous devant la raison, qui est un présent exceptionnel de la nature. Si la philosophie moderne devait s’en tenir à ce dogme exclusif, à cette apothéose de la raison, il faudrait à tout jamais en désespérer.

Les philosophies n’ont d’influence vraie qu’à la condition de devenir populaires, et elles n’ont chance d’arriver jusqu’au peuple que par cette voie essentiellement démocratique du sentiment. En vain aurez-vous donné à vos doctrines métaphysiques tous les charmes de l’art le plus délicat, en vain les aurez-vous développées avec toutes les ressources de l’éloquence et du style : elles pourront plaire aux esprits éclairés, les convaincre même, bien qu’elles puissent difficilement les passionner, mais elles resteront toujours incomprises des petits : elles n’éveilleront jamais en eux ni foi ni enthousiasme ; elles n’aboutiront point à une règle pratique, et vous serez toujours, pour l’influence Immédiate, au-dessous du dernier des fondateurs de secte, au-dessous de la plus informe des religions.

Des symptômes significatifs me rassurent toutefois pour l’avenir. Bien que l’introduction à la Profession de foi du vicaire savoyard, ainsi que Justice et Charité, soient des écrits dont le lecteur vulgaire est condamné à ne sentir parfaitement ni l’exquise délicatesse ni l’intention profonde, cependant, par leur simplicité même, ils me semblent se l’approcher davantage de l’idéal sous lequel je me représente la philosophie contemporaine ; ils tiennent un peu moins du caractère de la métaphysique et empruntent un peu plus au sentiment. Je reconnais dans cette forme nouvelle d’un style éminent la préoccupation d’un devoir nouveau, le désir de quitter les sommets ardus de la spéculation