aurait bien de la peine à retourner ses rois, s’il s’en allait passer la soirée à Paris en certains lieux. Nous sommes plus avancés et plus raffinés que nos voisins. Les animalcules vicieux que la société française renferme, ou plutôt qui la dévorent (s’il y a encore une société française), sont nés d’une corruption bien plus savante ; vous qui, pour les connaître et les comprendre, prenez la loupe, le microscope et les petites pinces du naturaliste, est-ce que les instrumens de votre science ne sont pas tombés de vos mains effrayées, s’il vous reste un peu de cœur ? Au lieu de professer l’ignoble et folle doctrine de la légitimité du succès, M. Thackeray ne reconnaît pas même que le succès prouve la capacité ou la supériorité ; il pleure et rit sur l’humanité, il la plaint en se moquant d’elle. Il a bien raison. Se préférer à autrui, le vaincre, le duper, le circonvenir, prendre ses avantages, profiter des circonstances, happer une proie, arriver le premier, ou simplement se donner l’apparence de ces petits triomphes, et récolter le bénéfice de l’appoint, c’est le secret du monde et du succès. Triste métier ! Dans les eaux et dans les bois, les bêtes qui n’ont que l’instinct ne font pas autre chose. Soyez donc sûr que plus un homme est habile à cet égard, âpre à son intérêt et puissant à faire prévaloir son égoïsme, plus l’infériorité de sa nature est avérée.
M. Thackeray a déjà une école. Cette charmante Jeanne Eyre, que nos lecteurs connaissent, livre qui lui est dédié, est écrite sur le modèle de Vanity Fair. On s’occupe beaucoup de Vanity Fair et un peu de Jeanne Eyre à Londres. Heureuse Angleterre ! il y a donc dans cette île des replis verdoyans et des asiles ombragés où l’on peut s’intéresser à Rébecca et à M. Rochester. C’est peu de chose que l’amour de Dobbin et les roueries de Rébecca, peu de chose comme sujet et comme fonds, que les conversations de M. Rochester, homme bourru, blasé, ennuyeux et ennuyé, avec Jeanne Eyre, chargée de l’éducation de la fille naturelle qu’une danseuse a mise au monde ; c’est peu de chose, mais c’est beaucoup que la vérité. Avec ces deux governesses, l’une laide et honnête, l’autre séduisante et démoniaque, les deux auteurs ont fait, l’un une petite élégie, l’autre une vaste épopée en prose. Tel peintre, pour créer son chef-d’œuvre, n’à besoin que d’une vieille muraille crépie à la chaux et de deux canards dans un étang. La beauté de l’art n’est pas dans le texte choisi, mais dans l’ame qui perçoit et qui reproduit. L’art est sans bornes. Sa variété infinie n’a pas d’autre secret que la diversité des natures Titien, Van-Dyck, Velasquez, Rembrandt et Rubens auraient fait du même modèle cinq portraits admirables et divers.
Currer Bell, auteur pseudonyme de Jeanne Eyre, est jeune évidemment et n’a pas la philosophie, la profondeur, le coup d’œil, la portée de M. Thackeray. Currer Bell, quoique imitateur, a une certaine