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qui l’enverraient tout droit au bagne, sinon plus haut. Nous savons tout, nous avons des amis partout ; nous savons avec quelles personnes vous avez vécu ç Paris, quelles relations vous avez ici. Mon Dieu oui ! Madame peut ouvrir de grands yeux, c’est comme cela. Comment se fait-il que pas un ministre n’ait voulu recevoir madame ? Il y a quelqu’un que vous avez offensé et qui ne pardonne pas. Il est devenu comme un tigre quand il vous a vue. Mme de Belladonna lui a fait une scène terrible et s’est mise dans ses grandes colères.

Ah ! c’était Mme de Belladonna, c’était elle ! dit Rébecca se ranimant un peu, car ce qu’elle venait d’apprendre l’avait atterrée.

— Bah ! elle est toujours jalouse. Je vous parle de milord. Vous avez eu tort de paraître devant lui ; si vous restez, vous vous en repentirez ; faites attention à mes paroles : allez-vous-en Mais voici la voiture de milord.

Saisissant le bras de Rébecca, il l’entraîna dans une allée voisine, au moment où la barouche de lord Steyne, chargée de ses blasons, passait emportée par des chevaux de race. Mme de Belladonna, Italienne aux yeux noirs, aux sourcils droits, à l’incarnat vif sur des joues pâles, une ombrelle blanche à la main, un king-charles sur ses genoux, était enfoncée dans les coussins près du vieux Steyne, devenu plus hâve et plus cadavéreux, mais toujours calme et de bon goût. Ses dernières expériences avaient donné à son dédain une expression démoniaque ; ses yeux, ternes et flamboyans tour à tour, semblaient fatigués de s’ouvrir sur un monde qu’il savait par cœur.


VIII – DERNIERS EXPLOITS DE RÉBECCA ET DERNIÈRES FAIBLESSES D’AMÉLIE.

Bien différentes furent la vie de cette chère enfant que nous avons vue si cruelle envers Dobbin — et celle de Dobbin, le plus niais des mortels et le plus amoureux des fils d’épicier. Il reçoit au fond de l’Inde la fausse nouvelle qu’Amélie va se marier. Aussitôt il s’embarque pour l’Angleterre et retrouve Amélie, qui sent bien battre un peu son cœur, mais qui ne peut en chasser le souvenir de l’ami d’autrefois. Dobbin s’oublie encore et continue à aimer en silence. En vain Amélie apprend-elle par le testament de M. Osborne que la pension qui la fait vivre lui est venue de Dobbin, en vain s’efforce-t-elle d’oublier George : elle compare au souvenir de celui qu’elle a aimé le triste Dobbin, et elle ne trouve pas dans son cœur féminin le courage de récompenser tant de dévouement. C’est encore à titre d’ami et d’ami seulement qu’après la mort de M. Osborne, Dobbin accompagne Amélie dans un voyage qu’elle va faire sur le continent avec son fils et son frère Joseph.