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dans sa main ; elle descend couverte d’un peignoir et trouve dans la salle à manger le pauvre Raggles désolé, le cocher ivre, le chef de cuisine furieux, le valet-de-pied insultant et attablé auprès d’un broc d’ale. La rumeur publique a détruit le reste du fragile édifice élevé à tant de frais. C’est une belle chose de mener grand train avec zéro de revenu ; mais cela ne dure pas. La jolie maison de Curzon-Street est mise au pillage par les domestiques, et les créanciers viennent achever la curée. Rébecca disparaît de la scène splendide où elle n’était montée que par des efforts de génie surnaturels. Que devient-elle ? Il serait difficile de le dire. À Boulogne, on l’a vue s’occuper d’œuvres de charité ; à Paris, on a cru la reconnaître dans les salons furtifs où l’on joue la bouillotte, le whist et le baccarat. Rawdon a voulu se battre avec lord Steyne, et il en a cherché toutes les occasions ; mais le pauvre garçon ne va pas très loin en fait d’adresse intellectuelle, et le marquis, auquel cette rencontre serait fort désagréable, parce qu’il a peur du scandale, lance sur lui un certain M. Wenham, homme d’esprit, habitué aux intrigues et aux séductions parlementaires, qui vient à bout de persuader au mari qu’il aurait tort, et qu’un éclat lui serait tout-à-fait nuisible. Le jour même de la catastrophe, les journaux contenaient la nomination de Rawdon au poste lointain et peu salubre de gouverneur militaire d’une île des Indes orientales. Lord Steyne était-il pour quelque chose dans cette étrange nomination ? Les amis que Rébecca s’était faits à la cour l’avaient-ils provoquée ? Rawdon n’en sut rien Son frère le pressa vivement d’accepter, et il partit.

Rébecca, qui touchait une petite pension stipulée par sa famille, essaya bien de remonter le courant. Elle n’y réussit pas. Son dernier effort désespéré eut lieu à Rome, où elle se trouvait en compagnie de deux soi-disant majors, chevaliers d’industrie, anciens acolytes de Rawdon. Le semestre de sa pension venait de lui être payé en une traite sur le principal banquier de cette ville. Dès que vous avez sur les livres du banquier Polonia un crédit dépassant cinq cents scudi, vous êtes invité de droit aux bals que ce roi des hommes d’argent donne pendant l’hiver. Rébecca reçut donc l’honneur d’une carte d’invitation et parut aux réceptions du prince et de la princesse Polonia. La princesse appartenait à l’illustre maison des Pompili, qui descendait évidemment en droite ligne du second roi de Rome et de la nymphe Egérie. Le grand-père du prince, Alessandro Polonia, avait, en son temps, débité des savons, des essences, du tabac, des mouchoirs, et prêté à la petite semaine, ce dont la société de Rome ne s’inquiétait guère ; elle remplissait le palais du petit-fils. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, joueurs de violon, monsignori, jeunes gens en tournée et leurs précepteurs, tous les rangs, toutes les conditions s’y pressaient. Les lambris étincelaient de lumières, les dorures resplendissaient, les