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livres sterling absolument. Il est entré en fureur, et après bien des bast et des jurons de toute espèce il m’a promis d’envoyer l’argent ce matin. Aussitôt que je l’aurai, je l’apporterai à mon vieux chat, avec un baiser de sa Rébecca.

« P. S. J’écris dans mon lit ; j’ai la tête bien malade, hélas ! et le cœur aussi. »

Rawdon lut cette épître, vrai modèle de sentiment à la Rébecca, et la figure du « vieux chat » prit un aspect féroce. Il se hâta d’écrire à sa belle-soeur, lady Pitt Crawley, et celle-ci vint aussitôt le délivrer.

Quand il sortit du Spunging-House, il était neuf heures du soir. Rawdon traversa d’un pas rapide les rues illuminées et les brillans squares qui le séparaient de son logis. Arrivé en face de la maison qu’il habitait, le pauvre homme s’arrêta, s’appuya sur les grilles qui bordent tous les trottoirs et défendent les édifices, et fut sur le point de se trouver mal. Une vive clarté rayonnait à travers les draperies roses du premier étage ; il entendait les sons éclatans du piano. Sa figure était pâle sous le reflet combiné des becs de gaz et de cette lumière extraordinaire. Il tremblait. Prenant sa clé à la Brahma, il ouvrit doucement la porte extérieure ; de grands éclats de rire partaient du boudoir. Pas de domestiques ; on les avait tous renvoyés. La voix claire et vibrante de Rébecca chantait des fragmens de cet air qui avait eu tant de succès la veille chez le prince, et la voix rauque et sardonique de lord Steyne criait : Brava ! brava ! Le pauvre Rawdon s’appuyait, en montant l’escalier, sur la rampe d’acajou, et ne respirait pas. Il respira un moment, puis il ouvrit. Une petite table était dressée, un dîner servi, deux couverts y étaient placés. Dans la seconde pièce, Rébecca, en costume de bal, brillante de pierreries, de diamans, de bracelets, de perles et de fleurs, se tenait assise sur le sofa et tendait sa main délicate à lord Steyne, debout et courbé devant elle. La pâle figure de Rawdon qui ouvrait la porte parut aux regards de sa femme et lui arracha d’abord un léger cri, puis un sourire, — sourire vraiment hideux, — contraction qui essayait de dissimuler la peur. Steyne se retourna aussi, la colère et la surprise dans les regards, puis il voulut sourire à son tour et accueillir le mari :

— Ah ! de retour ! Comment cela va-t-il ?

Il y avait sur le visage de Rawdon une expression qui ne permit à personne de se jouer à lui. — Je suis innocente, Rawdon, s’écria-t-elle en s’élançant vers lui, saisissant son habit et l’entourant de ses bras nus tout chargés de bijoux, de serpens d’or et de bracelets. Milord, milord, dites-lui que je suis innocente ! — Steyne à son tour, se crut pris au piège. Le degré d’estime que lui inspiraient le mari et la femme ne lui permettait pas un moment de doute ; il ne croyait pas plus à l’honneur et au courage de Rawdon qu’à la vertu de Rébecca. Il se voyait