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Rawdon Crawley continuait à soutenir impatiemment sa position de mari éclipsé. Il jouait moins, fumait beaucoup et s’endettait de plus en plus. Tout corrompu et grossier qu’il pût être, il valait beaucoup mieux que Rébecca ; recueillant de cette triste et brillante vie moins de bénéfices et plus de honte, il se sentait ramené par degrés au remords par l’ennui qui le dominait. Son fils Édouard, que la femme du monde avait relégué au troisième étage avec Briggs et qu’elle oubliait parfaitement, consolait un peu Rawdon ; c’était avec Édouard que Rawdon allait fumer son cigare et faire des parties de cheval-fondu, quand tous les beaux messieurs qui le dédaignaient remplissaient le petit salon et entouraient sa femme. Peu importait à Rébecca. Elle ne faisait aucune attention à son enfant ni à Rawdon. Seulement, quand Édouard paraissait devant le monde, elle s’armait de ses plus doux sourires, l’appelait son cher Édouard et lui prodiguait les caresses maternelles.

— Maman, lui demanda un jour le petit Crawley devant lord Steyne, pourquoi ne m’embrassez-vous jamais quand nous sommes tout seuls ? — Lord Steyne s’amusa beaucoup de l’enfant terrible. Je plains Rébécca ; ce malheur lui arrivait souvent. Tout son subtil frayait, toute sa mise en scène, s’écroulaient de temps à autre au moindre souffle, comme la toile d’araignée laborieusement tissue et qu’un coup de balai de la servante fait disparaître. Les habiles sont sujets à ces ruines foudroyantes. Quant à Rawdon, l’Hercule de cette Dalilah, après l’avoir aimée de toute sa force et de toute sa faiblesse, il reconnut qu’il était dupe aussi. Dépassé et éclipsé, la terreur le prend il a peur d’elle, il se rejette sur un sentiment unique et honnête, l’amour paternel ; sa tendresse pour son enfant devient une passion véritable qui le soulage et même jusqu’à un certain point l’épure. Une passion sainte et vraie, une fois entrée dans cette ame, y fait éclore une vie nouvelle ; cet : homme, qui n’a que l’instinct, est à demi racheté par l’instinct. L’excellent, c’est que Mme Crawley rejetait sur le pauvre mari l’iniquité et la bassesse réelle de leur vie commune. « Que voulez-vous ? Disait-elle à lord Steyne, je ne peux pas l’empêcher de faire des dettes ; c’est plus fort que lui : c’est comme l’écarté, le billard et le cigare. » Lord Steyne, qui avait su approfondir le monde et la vie sous leurs aspects les plus gaiement affreux, était la dupe de Rébecca et était tout-à-fait trompé par elle, comme le sont volontiers les gens très rusés. Un jour, elle lui avoua avec larmes que les fonds de la dame de compagnie avaient disparu, « emportés, disait-elle (ce qui était un mensonge énorme), par Rawdon, qui les avait joués et perdus. — C’est le déshonneur ; milord, c’est la honte, c’est la ruine ! s’écria-t-elle en tombant à genoux ; je suis perdue » — Le marquis ne répondit qu’un bien gros mot, dont il serait malséant de reproduire la brutalité, et, prenant son chapeau, il remonta dans sa voiture. Le soir même,