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Briggs… pouvez-vous ?… Décidément il est mort, le vieux bandit ! S’il avait voulu, il serait pair d’Angleterre. Quel vieux Silène !

— Il n’aurait tenu qu’à moi d’être la veuve de Silène, n’est-ce pas, miss Briggs ?

Miss Briggs rongit, car elle était très pudique, et, sur l’ordre de lord Steyne, elle alla faire le thé. Rawdon était à l’Opéra.

— Vous voyez bien, dit la sirène au marquis, occupé à caresser le gras de sa jambe dont il était très fier, que le chien de berger vous connaît ; il n’aboie et ne grogne même pas quand vous êtes là.

Lord Steyne venait de dîner à la cour ; il portait l’ordre de la Jarretière et des boucles de diamant, et c’était chose singulière que le mélange d’élégance suprême et de redoutable laideur qui le caractérisait. Il avait les épaules larges, la poitrine musculeuse, le pied charmant et délié dénotant la race, les jambes torses comme un basset et la main admirable. Rawdon et lord Southdown revinrent de l’Opéra et se mirent à la table de jeu.

— Voilà votre berger, dit tout bas lord Steyne à Rébecca.

— Oh ! il ne s’occupe pas de son troupeau ; il n’aime que les cartes.

— Un joli Corydon ! Lord Southdown me fait l’effet de la brebis. Dites donc à Rawdon de lui laisser un peu de laine sur le dos, si c’est possible.

— Mais c’est la toison d’or, dit Rébecca, dont l’œil pétillait d’une lueur sardonique. N’êtes-vous pas aussi chevalier de l’ordre, milord ?

En effet, la chaîne de la toison se balançait sur le gilet du marquis, jadis grand joueur, qui avait gagné des sommes gigantesques au prince de Galles, et qui passait pour avoir conquis son marquisat sur le tapis vert. Il trouva la plaisanterie un peu forte ; son sourcil touffu s’abaissa ;

— elle revint, la tasse de thé à la main, fit une petite révérence humble et gentille, sourit, et, regardant lord Steyne :

— Milord, la brebis a bien peur du loup, lui dit-elle de sa plus douce voix, en baissant les yeux.

Le marquis se sentit vaincu. Il la suivit près du piano, où, placé derrière son siège et battant la mesure, il l’écouta long-temps, séduit, ravi, enchanté, pendant que Rawdon gagnait et mettait en portefeuille les billets du jeune Southdown.

Toujours jouer et gagner, être témoin de l’admiration générale inspirée par sa femme, et rester en dehors de ce cercle mystique dont elle était le centre, cela devenait fastidieux. Il était surtout mécontent quand le marquis, le rencontrant à l’Opéra, lui disait :

— Comment va le mari de Mme Rawdon ?

Il n’y avait plus de Rawdon Crawley ; il était le mari de Mme Crawley, rien de plus.

Au château de Crawley, tout réussit au gré de la sirène. Elle fait de