leur triomphe, si vous ignorez comment on vit dans la splendeur avec un revenu égal à zéro. Suivez-les d’abord à Paris.
Le Paris de 1845, Ce Paris brillant et triste dont il est impossible de se rappeler la joie et la confusion sans un sentiment de mélancolie profonde envenimée encore par le souvenir des catastrophes qui ont suivi la restauration, offrait à Rébecca et à son mari un théâtre digne d’eux. Rébecca marchait avec les vainqueurs. Rawdon, devenu lieutenant-colonel, passait, malgré son titre de cadet, pour un noble de vieille race. Miss Mathilde Crawley la tante avait laissé dans les salons du faubourg Saint-Germain un parfum de bon goût et d’esprit à la Du Deffand que la maligne Rébecca ne manqua pas d’exploiter. Les fournisseurs parisiens, remplis de confiance dans la bourse des Anglais qu’ils regardaient comme un pactole inépuisable, auraient livré sans hésiter tous les trésors de leurs magasins. D’ailleurs, la caisse du ménage, c’est-à-dire de la jeune femme, était en bon état. Le général Tuffo payait sa pension fort cher, et le nabab, pendant le sauve qui peut de Bruxelles, avait acheté pour une somme considérable les trois chevaux de l’habile Rébecca. Dans les salons, son succès fut immense ; elle parlait français en perfection. À l’aplomb, à la hauteur, à l’air distingué de l’aristocratie anglaise, elle joignait l’élégante et vive souplesse de la duchesse française. Son mari était stupide ; pour une femme du monde à Paris, c’est toujours une excellente recommandation. Chacun raffolait de la petite Rébecca, qui réunissait le soir dans son salon de la rue de la Paix un petit congrès diplomatique de tous les pays, et voyait les aigles prussiennes, les faucons germaniques et les croix castillanes briguer l’honneur de ses sourires. Sa petite calèche au bois, sa petite loge à l’Opéra, diversifiaient ses triomphes. Rawdon était de très bonne humeur ; plus d’huissiers, plus de créanciers ; gros jeu, et personne ne se plaignait. Le général Tuffo faisait un peu la moue en voyant une douzaine de colonels de toutes les races germaniques faire cercle autour de mistriss Rawdon ; mais il lui fallait se taire, sous peine d’être ridicule. Les douairières anglaises et les chastetés irréprochables, que l’éclat de cette parvenue blessait vivement, ne pouvaient rien contre elle dans la société française, grace à leur inintelligible jargon ; elles se dédommageaient entre elles, et Rébecca n’était pas bonne à pendre. Fêtes, plaisirs, présentation à la cour de sa majesté Louis XVIII, réputation d’esprit et de bon goût, tout ce qui dans la foire aux vanités passe pour la félicité suprême venait couronner la petite Rébecca. Enfin les journaux, anglais apprirent à la société européenne que la femme du lieutenant-colonel Rawdon Crawley avait mis au monde un héritier, tenu sur les fonts de baptême par la duchesse de Bersac et le général Hablanowski ; je renonce à décrire le dépit que cette nouvelle excita dans les cœurs féminins de la haute société.