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émus, demandant partout des nouvelles, s’arrêtant, se groupant, reprenant leur course, chacun questionnant son voisin, le pair d’Angleterre s’oubliant jusqu’à causer avec le premier venu comme un autre homme ; les femmes remplissant les églises, encombrant les chapelles, à genoux sous les portiques : c’était un concert inexprimable de terreurs et d’inquiétudes ; le canon grondait et roulait au loin par intervalles, en guise de basse continue. Il y avait de quoi ébranler des esprits plus fermes et des cœurs plus héroïques que celui de la jeune Amélie Osborne, que le lecteur connaît et aime, et dont le mari, capitaine dans l’armée anglaise, recevait dans ce moment même la mitraille des canons français. Les heures s’écoulèrent, minuit vint, et la ville ne dormait pas ; on voyait de la lumière briller à toutes les fenêtres, des groupes à toutes les portes, la foule dans toutes les rues. Les nouvelles du champ de bataille ne cessaient pas de se contredire, et se chargeaient en passant de bouche en bouche les Prussiens taillés en pièces, — puis vainqueurs. La jonction des armées de Wellington et de Blucher n’avait pas pu s’opérer ; — elle avait eu lieu, et Napoléon était prisonnier. N’essayons pas de dire ce que souffrait la jeune femme ; certaines douleurs ne doivent pas être décrites ; il y a des tortures sur lesquelles un voile de pudeur morale doit tomber. Après une journée de stupeur immobile, un paroxisme de terreur hystérique la poussait çà et là. Elle voulait aller retrouver l’armée ; elle priait avec larmes son frère de l’y conduire. Elle descendait l’escalier de son hôtel, puis le remontait ; elle resta dans cet état jusqu’au point du jour. Enfin l’aube arriva ; des blessés étendus sur la paille, dans les longues charrettes flamandes, entrèrent en ville ; de sourds gémissemens en sortaient, des figures hâves y apparaissaient, et tout le monde se mettait aux fenêtres pour contempler ces débris des jeux funèbres de l’humanité. Une des énormes charrettes s’arrêta devant l’hôtel d’Amélie.

— C’est George ! cria la pauvre femme en descendant les marches de l’escalier comme une folle.

Ce n’était pas lui, mais un sergent de sa compagnie blessé, et qui venait lui donner des nouvelles de George. Osborne était vivant, ainsi que son ami le capitaine Guillaume Dobbin, le fils de l’épicier, qui s’était battu comme un lion. Le blessé fut porté dans une chambre de l’hôtel, soigné par les femmes, veillé par Amélie, qui, de temps à autre, quand il venait de boire un peu de potion calmante, lui faisait raconter tout ce qui était arrivé à George. À six heures du matin, le canon se remit à parler, et le silence ne se rétablit qu’avec l’obscurité. On sait le reste ; on connaît ce drame extraordinaire, bataille gagnée dix fois, une fois perdue, et les cinquante mille combattans qui des deux côtes jonchèrent le sol. Pendant que les femmes priaient et pleuraient, et qu’Amélie