686 REVUE DES DEUX MONDES. épanouies et toutes mes dents au vent, comme j’aurai vécu! Voilà comme je m’ennuie, (monsieur le curé ! LE CURÉ. Vous me jugerez entêté, mademoiselle; mais j’en suis pour ce que j’ai dit. MADELEINE, se rasseyant brusquement. Eh bien! ma foi, vous avez raison; avec tout cela, je m’ennuie miraculeuse- ment depuis six mois. C’est pourquoi je me mets en marche, comme une prin- cesse des contes de fées, avec la résolution d’aller de rivage en rivage, de désert en désert, à la recherche des sages, des ermites et des derviches en réputation; je leur veux conter mon cas, et en avoir l’explication; j’irai, s’il le faut, au fond des cavernes tracer des ronds et évoquer le diable; j’irai jusqu’à ce que je sache le nom du mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma beauté. LE CURÉ , plus grave. Ce mal est le suprême bien, ma fille; et son nom, c’est l’ame. MADELEINE. L’ame? qu’est-ce que c’est que ça? Voyons, monsieur le curé, raisonnons un peu tous deux : j’ai, à n’en point douter, un corps et un esprit; mais je vous confesse que ma métaphysique s’arrête là, et que ce corps et cet esprit me pa- raissent constituer à eux seuls tout ce que j’ai l’honneur d’être. Quanta l’ame, je lui tire ma révérence, et je lui dis : Nescio vos. LE CURÉ. Et d’oii vient donc votre ennui? d’où vient la souffrance qui vous amène ici tout éperdue, Madeleine? Si vous n’êtes faite que de chair et d’intelligence, que vous manque-t-il pour être heureuse? Cette vie brillante que vous me décriviez tout à l’heure, quelle caresse refuse-t-elle à vos sens délicats, quelle satisfaction ou quel triomphe à votre esprit? Si ces deux élémens font à eux seuls tout votre être, encore une fois, lequel des deux peut éprouver une amertume et proférer une plainte? Non, ils se taisent l’un et l’autre; ils sont contens: le gémissement qui vous trouble au milieu de votre ivresse, enfant, c’est la voix de votre ame immortelle que vous méconnaissez et qui proteste, de votre ame à qui toutes les joies de la terre importent peu, et qui réclame sa nourriture. Ne me dites pas, ma fille, que vous ne me comprenez point; vos yeux vous ont démentie par avance. MADELEINE. Mettons donc que je vous comprenne, monsieur le curé; mais faites comme si je ne vous comprenais pas, et expliquez-moi ma maladie un peu plus au point et vue du monde, je vous prie. UE CURÉ. Ma fille, la supériorité empreinte sur votre front a sans doute suppléé aux années et vous a mûrie avant le temps, car le mal qui vous tourmente n’est pas d’ordinaire aussi précoce; mais il attend inévitablement au crépuscule de la jeu- nesse tout être humain qui n’a donné d’autre but à sa vie que les plaisirs équi- voques dont le monde dispose. Quand vient à s’apaiser le bruit étourdissant qi» notre jeunesse fait en nous-mêmes, il y a pour tous ceux qui ont uniquement vécu de vanités profanes une heure de silence solennel; e principe divin se re- veille dans ce silence et leur parle; un éclair subit leur montre dans toute sa profondeur le vide de leur passé, et >e vide plus effrayant de leur avenir. Un
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