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N’a-t-il pas tout fait périr chez moi, depuis le bœuf jusqu’à l’abeille, depuis l’orge jusqu’au froment ? Ne permet-il pas à votre oncle, de fausser sa promesse et de me donner le dernier coup de couteau ?

— Ne dites pas cela, reprit la jeune fille ; vous savez bien que le bon Dieu n’est pour rien dans votre malheur, et que tout est venu du grand Pierre.

Michel se redressa.

— Ah ! si j’en étais sûr ! s’écria-t-il en levant les poings, je lui ouvrirais la tête comme une noix entre deux cailloux.

— La paix, la paix, au nom du ciel ! interrompit Marie-Jeanne, qui regarda autour d’elle effrayée ; voulez-vous donc qu’il n’y ait plus de retour possible avec le sorcier ? À quoi servent vos menaces contre celui qui a communié de l’hostie rousse[1] ? S’attaquer à lui, c’est faire comme le mouton qui veut brouter l’épine ; mieux veut reconnaître son tort et l’apaiser.

— Moi demander grace au grand Pierre ? Jamais !

— Eh bien ! je lui parlerai à votre place, et je le prierai si fort, qu’il retirera les mauvaises paroles prononcées sur vous.

— Non, non, Marie-Jeanne ; vous ne pouvez aller chez cet homme ; vous ne le connaissez pas. Lui et sa parole, il leur suffit de toucher le ruban d’une jeune fille pour être maîtres de sa volonté.

— Mais vous serez là, Michel, vous veillerez sur moi.

— N’importe, restez.

— Alors il faudra obéir à mon oncle, dit Marie-Jeanne en regardant le paysan ; et quand vous saurez…, car je ne vous ai pas encore tout dit.

— Qu’y a-t-il donc de plus ?

— Il y a que Baptiste vient souvent à la ferme, et, comme il a fait un héritage, mon oncle m’a parlé pour lui. J’ai répondu comme je devais, mais il faut qu’une pauvre fille finisse par obéir à ceux qui ont droit de commander, et puisque vous ne m’aimez pas assez pour faire votre paix avec le sorcier…

— Allons alors, interrompit Michel en se levant. Quand on se noie, il est permis de s’accrocher à tout, même aux orties. D’ailleurs, vous avez promis de parler. Ne vous inquiétez de rien, et venez seulement ; j’ai vu tout à l’heure le grand Pierre qui fauchait dans le pré Loroux.

Elle reprit sa cruche et tourna par un sentier qui descendait vers la vallée. Michel marchait derrière elle d’un pas rétif et la tête basse. Ils arrivèrent bientôt à la source où les jeunes filles du voisinage venaient puiser de l’eau. Marie-Jeanne déposa la cruche sur la mousse, gravit le

  1. C’est une opinion populaire que les sorciers communiaient au sabbat avec une hostie rousse, et que cette parodie sacrilège les lie à jamais au démon.