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faire, plus tard, de si hardis ouvriers en royauté. Il avait joué avec toutes les grandes scènes du drame de l’empire ; mais c’était un homme de la même famille que notre Corret de La Tour-d’Auvergne et que Paul-Louis Courier : là où les autres gagnaient un bâton de maréchal, il avait, lui, grand peine a obtenir une paire de souliers. Aussi vit-il tous ses anciens camarades devenir grands et célèbres, tandis qu’il continuait à manger son pain de munition à la fumée de leur gloire. Il avait été sergent avec Bernadotte et compagnon de chambrée de Murat ; mais, ainsi qu’il le disait souvent, la guerre est un placement à fonds perdus que chacun grossit de ses efforts, de ses fatigues, de son sang, et dont les plus heureux touchent seuls le revenu.

Notre maréchal-des-logis se résigna sans peine à n’y rien prétendre ; sa vie avait un autre but. Pour lui, la guerre n’était qu’un pèlerinage à travers les antiquités de l’Europe. Si l’on s’égorgeait un peu en chemin, cela pouvait passer pour un simple incident de voyage, comme l’ondée de pluie ou le coup de soleil ; cela n’empêchait pas de voir, d’entendre, de comparer surtout ; car le souvenir de son coin de Normandie poursuivait le capitaine. Il y rattachait chacune de ses découvertes par l’opposition ou par la ressemblance : son canton était pour lui ce qu’est le petit peuple juif dans l’Histoire universelle de Bossuet, le centre même du monde. Il avait conquis l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, au seul point de vue du Cotentin. Partout il avait fouillé les bibliothèques, visité les monumens historiques, recueilli les traditions. Il en était résulté une érudition très étendue ramenée à un cercle très restreint, et puisant son originalité dans cette opposition même. De plus, ballotté entre sa passion rétrospective et son bon sens contemporain, le capitaine s’efforçait de défendre les crédulités du passé sans pouvoir les partager ; il appelait toute son érudition au secours de l’ignorance et insurgeait perpétuellement la fantaisie contre sa propre raison. De là des contradictions d’autant plus plaisantes, que, comme tous les gens inconséquens, il prétendait au monopole de la logique : la logique, à ses yeux, était ce qu’il voulait démontrer.

Nous avions parcouru ensemble une partie de la péninsule qui va de Carentan au cap La Hogue. Après avoir suivi quelque temps les méandres de la Dive et traversé ses riches herbages encadrés de haies vives, nous avions gagné Montebourg, nous dirigeant, au nord, vers Quineville, où je voulais voir la ruine connue sous le nom de Grande-Cheminée. Lorsque nous atteignîmes la hauteur que couronne le village, mon guide me montra une petite butte de gazon d’où le regard s’étendait jusqu’à La Hogue et Falihou C’était là que le roi Jacques II ait vu, en 1692, quarante-quatre navires français, commandés par Tourville, combattre un jour entier quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, et, vaincus enfin, non par le nombre, mais par l’inconstance