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en chemin et ne craignent point que saint Pierre leur ferme un jour la porte du paradis ; on sent, en un mot, qu’ils ont des intelligences dans la maison.

Mais le véritable roi des conteurs, celui qui domine et efface tout le reste dans son ombre, c’est le berger. Le berger ne vit point de la vie des autres hommes ; exilé dans les friches avec son chien et son troupeau, il y a pour compagnes deux fées invisibles, mais toutes-puissantes, la Méditation et la Solitude. Il s’enveloppe dans sa cape frangée par le vent déteinte par la pluie ; il s’asseoit à l’abri d’une roche ou d’une touffe de genévriers, et il reste là des heures, des jours, des semaines, les regards plongés dans l’espace, suivant les nuages qui s’enfuient et voyant se lever et mourir les étoiles. Semblable au naufragé perdu sur les immensités de l’océan, il demeure enseveli dans l’infini de la création. S’il revient parmi les hommes, c’est en passant. Sa véritable patrie est dans les clairières isolées ou sur les brandes solitaires. Là, tout est peuplé de ses visions, et, vivant plus long-temps avec elles qu’avec les réalités, il finit par ne plus distinguer les unes des autres. Enfermé le soir dans sa maison roulante, il écoute les mille rumeurs de la solitude, et toutes prennent pour lui un langage. Il distingue, dans les rafales du vent, des appels lointains ; il reconnaît le chuchotement des fées dans le murmure des sources ; les cris des oiseaux voyageurs qui traversent les ténèbres sont pour lui la voix des maudits accomplissant quelque chasse d’épreuve, et le hurlement des loups que la faim promène à la lisière des bois lui semble prendre, par instans, un accent humain qui fait tressaillir sa chair. Étrange existence, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un rêve dans lequel les sens même, à force de finesse, deviennent les complices de l’imagination ! Et là ne s’arrête point le vertige : après avoir regardé autour de lui, le berger regarde en lui-même ; le mystère qu’il a cru deviner au dehors, il lui semble le retrouver dans son propre sein ; son ame devient comme un second monde fantastique relié au merveilleux extérieur avec lequel il se figure correspondre, jusqu’à ce que le hasard d’une coïncidence lui laisse croire à une autorité surnaturelle et transforme le rêveur en sorcier. Que de fois, aux jours de liberté de notre jeunesse, nous nous sommes oublié à écouter ces conteurs solitaires, assis sur le chaume d’un sillon, devant un feu de broussailles où la châtaigne des taillis cuisait sous la cendre ! combien de veillées d’automne ainsi prolongées jusqu’à la mi-nuit au carrefour des bruyères ! C’est là que nous apprenions les vieux contes du village et les chroniques de la contrée ; car, du cap Saint-Mathieu au Jura et des Flandres aux Pyrénées, le berger est resté le dernier fidèle de cette religion du passé. Eteinte ailleurs, elle survit, grace à sa persistance dans les montagnes, les friches et les bruyères. C’est lui qui a conservé sur les dunes normandes le