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de l’entretenir sans cesse et de la conduire patiemment vers des conquêtes nouvelles. Dans notre monde moderne, ces grands révolutionnaires pacifiques s’appellent Bacon et Shakspeare, Descartes et Molière, Leibnitz et Lessing, Montesquieu et Rousseau. Sans doute, quand les sociétés doivent se transformer violemment, Dieu suscite les hommes d’action ; mais il est rare qu’il les prenne dans cette chambre haute de l’intelligence. Philosophes et poètes, soit que vous ouvriez à la pensée des domaines inconnus, soit que vous vous borniez à propager les idées par les ressources de votre art, gardez-vous de l’oublier jamais, vous êtes les soldats de la révolution continue. N’abandonnez pas votre poste pour les aventures et les coups de main. À chacun suffit sa tâche. Si la révolution soudaine est le résultat légitime de la marche des idées, elle réussira sans vous ; et si c’est une fièvre impatiente qui vous pousse, prenez garde de ne vous associer qu’à une œuvre de ténèbres, à une surprise du hasard, à une révolution sans idéal : c’est alors que vous seriez des renégats, car vous auriez retardé les progrès de la vraie civilisation libérale. La fête de Hambach, si on sait en profiter, disait M. de Metternich, sera la fête des honnêtes gens. Dès le lendemain, en effet, les principes de 89 perdaient tout le terrain conquis pendant quinze années de luttes sérieuses et de discussions pacifiques.

Louis Boerne revint bientôt à Paris ; il y publia deux nouveaux volumes de Lettres, puis deux autres encore. La pensée y est plus calme. Le socialisme naissant est jugé par le disciple de Jean-Paul avec cette même raison qui se révoltait dix ans auparavant contre les théories hégéliennes. Ce sont les saint-simoniens qui ont commencé la guérison de Louis Boerne. Il se dégrise en effet ; les derniers volumes de ses Lettres contiennent des pages dignes de ses meilleurs jours. On verra désormais chez lui deux inspirations très différentes. Tantôt il traduit avec enthousiasme les Paroles d’un croyant et se mêle encore aux sociétés secrètes, tantôt il revient à ses études chéries et publie en français de spirituels articles sur M. Henri Heine, sur M. Gutzkow, sur les Chants du crépuscule, et surtout une brillante et ingénieuse comparaison de Béranger et d’Uhland. Pour réparer ses fautes envers l’Allemagne et la France, pour renouer, s’il est possible, entre les deux pays cette sympathique union que ses premières lettres avaient tant contribué à détrôner, il publie un journal français destiné à entretenir les relations des deux peuples. L’introduction est un excellent manifeste, plein de finesse et de profondeur. On n’a jamais rien dit de plus ingénieux, de plus sensé, sur l’alliance intellectuelle et politique de la France et de l’Allemagne, et sur les conditions de cette alliance[1]. Ai-je tort enfin de

  1. Les articles que je viens de citer et l’introduction de la Balance ont été recueillis dans une édition populaire. Fragmens politiques et liueraires de Ludwig Boerne, précédés d’une note par M. de Cormenin. Paris, 1842. Chez Pagnerre.