Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maître pour les systèmes et les écoles ; il appartenait à cette philosophie sans formules, à cette science traditionnelle qui se compose de ce qu’il y a de meilleur dans le travail des siècles et qui ne s’adresse pas à un petit nombre d’initiés. Lessing et Mendelsohn, Herder et Jean-Paul étaient pour lui les chefs du vrai savoir. Il admirait la France pour cette haute place qu’elle accorde aux vulgarisateurs des idées, et il nous enviait non-seulement Voltaire et Rousseau, mais cette belle famille de moralistes qui, de Montaigne à Pascal, de Pascal à La Bruyère et à Vauvenargues, ne s’interrompt pas dans notre littérature. Il a écrit dans ce genre des aphorismes, des fragmens, une collection de maximes où la netteté française s’allie heureusement à l’humour germanique. Louis Boerne eût aimé passionnément le dernier venu de ce groupe illustre, l’ami de Chateaubriand et de M. Molé, — M. Joubert.

Ces systèmes de Schelling et de Hegel, qui se partageaient depuis plus de vingt ans toutes les intelligences de l’Allemagne, ont toujours rencontré une résistance invincible dans la pensée de Louis Boerne. On dirait un fils de Voltaire au milieu des Germains, tant son bon sens est audacieux, tant il ébranle, à force d’ironie et de sagesse, ces fières constructions métaphysiques. Un jour, l’un de ses anciens maîtres à l’université de Halle, le Danois Steffens, paraît sur le point d’abandonner la philosophie de la nature et de se convertir au catholicisme. La colère est grande dans le cénacle. Qui osera prendre la défense de Steffens ? Un seul écrivain, le chef même du libéralisme, Louis Boerne, et cette défense de Steffens est l’attaque la plus spirituelle et la plus sensée contre l’intolérance philosophique. « On l’accuse, dit-il, d’avoir abjuré la philosophie de Schelling ; quant à moi, je le déclare, c’est cette philosophie qui m’a abjuré ; elle s’est détournée de moi ; un beau jour, je la cherchai dans ma mémoire et ne la trouvai plus. » Est-il possible d’indiquer plus gaiement ce qu’il y a d’artificiel dans certaines théories et comme elles jettent peu de racines dans le fond de notre nature ? Cela n’empêche pas M. de Schelling d’être un grand et vénérable esprit ; ce n’est pas moi qui amoindrirai jamais ces courageux chercheurs dont la vie s’est dévouée au plus sérieux emploi de l’intelligence humaine, à la solution du problème de nos destinées, à la poursuite de la grande énigme. Ce que Louis Boerne attaquait surtout ici, c’était l’intolérance. Vrai disciple de Lessing et de Voltaire, tout fanatisme lui est odieux. En face de la tyrannie des écoles, il proclame sa théorie aimable, la tolérance universelle ; non pas cette tolérance sceptique, cette indifférence paresseuse où s’endormait Montaigne, mais cette impartialité supérieure qui sait que tout âge a ses préférences, tout esprit ses penchans, et que l’éternelle vérité, toujours ancienne et toujours nouvelle, enchante continuellement l’esprit de l’homme par les aspects sans nombre de sa lumière infinie. On connaît la belle parabole de