Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Descartes, on ne l’ignore pas, a gouverné la société du XVIIe siècle, il a imprimé aux poètes et aux orateurs, aux théologiens et aux savans, la marque reconnaissable de sa pensée ; c’est lui qui a enseigné aux plus glorieux maîtres cette rectitude hardie, cette fermeté élégante, toutes ces graces chastes et sévères qui sont le charme incomparable de cette époque ; mais Descartes n’agit que sur la société d’élite : Hegel s’est emparé de toute l’Allemagne. Malgré la rudesse barbare de son langage, malgré les étranges hallucinations de son système, Hegel a pénétré partout. Il n’y a pas de critique, pas de poète, pas de literat, il n’y a pas d’écrivain si frivole et si sceptique qui ne porte superbement la livrée de ce singulier maître. Qu’on le comprenne ou non, peu importe ; on lui emprunte des lambeaux de son panthéisme pour en faire des drames et des romans. J’ai trouvé la Phénoménologie de Hegel dans je ne sais quel conte bleu, et l’Encyclopédie des sciences philosophiques m’est apparue un jour au fond d’un sonnet printanier. Un des plus éminens écrivains de ce temps-ci, le Byron de la moderne Allemagne, M. Henri Heine, a donné l’exemple de ces raffinemens alexandrins, et, grace à sa verve moqueuse, grace à l’art qu’il possède de se persifler très sincèrement lui-même, il y a déployé une incontestable originalité. Louis Boerne a-t-il puisé aussi à ce gouffre profond de la philosophie hégélienne ? Nullement, et c’est encore par là qu’il est fidèle à Jean-Paul. On sait avec quel empressement furent accueillis dans cette mystique Allemagne les premiers systèmes de Schelling. Kant et Fichte lui-même avaient creusé un abîme entre l’homme et la divinité. Cet esprit incommunicable que le kantisme nous avait interdit de connaître et qu’il avait placé dans les inaccessibles mystères de l’infini, tout à coup Schelling le découvre et le montre vivant au sein de la nature ; il n’est plus seulement au-dessus de nos têtes, il nous porte et nous enveloppe. « L’ame avait perdu son dieu, s’écrie éloquemment Hegel ; comme Cérès à la poursuite de sa fille, elle alluma des signaux sur les montagnes et descendit dans les entrailles de la terre. » Contemporain de Fichte, de Schelling et de Hegel, témoin des premiers enivremens du panthéisme germanique, Jean-Paul ne se laissa pas prendre à ces séductions périlleuses. Malgré l’impétueux dévergondage de sa fantaisie, il avait le cœur trop simple pour ces subtilités de la science, il a écrit gaiement que tout système de philosophie est un immense point d’interrogation. Des quatre métaphysiciens de l’Allemagne, Kant est le seul qui ait eu quelque influence sur son esprit, et encore la sécheresse de son langage devait-elle peu convenir à cette ardente imagination. Le vrai directeur de Jean-Paul, celui dont il acceptait le plus volontiers la confession philosophique, c’était Herder ; il aimait ce caractère profondément humain et la sympathique sérénité de ses doctrines. Louis Boerne n’a jamais eu plus de goût que son