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au lieu d’un signe de bienvenue. Si jamais un Allemand voulait baiser la main de la noble dame, il s’y prendrait si gauchement, que le monde entier éclaterait rire… Qu’y a-t-il à faire ici pour le poète dramatique ? C’est au diable qu’il appartient d’écrire des comédies pour un tel peuple. »

On n’analyse pas un recueil critique. Les fragmens que je viens de traduire indiquent assez le rôle actif de Louis Boerne dans la littérature de son pays. Le dramaturge de Francfort a fidèlement rempli son spirituel et hardi programme. Pourvu qu’il ait l’occasion de faire entendre de rudes ventes, rien ne le rebute, ni la sensiblerie vulgaire des drames à la mode, ni la platitude du style, ni la médiocrité des acteurs. C’est cette ferme et patriotique pensée qui assure une durée sérieuse à ces feuilletons d’un jour. Ces drames, ces comédies, ces vaudevilles ont disparu depuis long-temps ; Kotzebue et Houwald sont condamnés aux limbes, pareils à ces hommes qui ne furent ni bons ni mauvais, et que Dante n’a jugés dignes ni du paradis ni de l’enfer ; qu’importe ? la critique de Louis Boerne est animée d’une radieuse jeunesse, et, quoique liée à ces choses mortes, elle vivra. D’ailleurs, au milieu de ces belles pages sur tant d’œuvres oubliées, il y a çà et là des chapitres de la plus haute morale ou de l’esthétique la plus ingénieuse à propos des sublimes modèles de l’art. L’article sur Hamlet est un chef-d’œuvre, et le Guillaume Tell de Schiller a inspiré à Louis Boerne un verdict d’une singulière audace. Il faut citer aussi le spirituel article intitulé : Henriette Sonntag à Francfort. Un vigoureux esprit qui, par son libéral et patriotique enthousiasme, a plus d’un rapport avec Louis Boerne, Édouard Gans, a écrit aussi sur Mlle Sonntag un article plein d’originalité et d’éclat. Édouard Gans était un profond jurisconsulte et un publiciste éloquent ; il rajeunissait la philosophie comme Louis Boerne renouvelait la littérature ; n’est-ce pas une piquante rencontre que celle de ces deux graves esprits, de ces deux chefs révolutionnaires, dans les élégantes régions du dilettantisme ?

La critique de Louis Boerne s’attaquait surtout au théâtre dégénéré, au drame sans caractère, aux indignes héritiers de Goethe et de Schiller. Il ne faut pas croire pour cela que Goethe soit son héros. Bien au contraire, la polémique de Boerne contre l’auteur de Faust est l’un des épisodes les plus importans de sa vie. Quand Boerne entreprit son audacieuse réforme de la poésie nationale, le grand artiste de Weimar jouissait en paix de sa gloire, et l’on sait avec quelle sérénité olympienne il cultivait, loin des luttes de ce monde, les calmes et magnifiques domaines de son inspiration. Cette superbe indifférence devait être odieuse à l’ardent esprit du novateur. Que Louis Boerne admirât les chefs-d’œuvre du poète, personne n’en saurait douter ; mais, au moment où il fallait créer l’esprit public en Allemagne, comment eût-il vu de sang-froid la plus haute intelligence de son pays s’isoler orgueilleusement