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des hommes, dans le souvenir des races, dans les annales des familles. La simple et douce Amélie s’est mise en campagne avec son mari, et elle a signalé son invasion en Flandre par l’acquisition de trois chapeaux, d’une robe neuve, d’une belle écharpe et d’une paire de boucles d’oreilles splendides, que George, tout déshérité qu’il soit, a voulu lui donner ; il est généreux de son naturel. On sait maintenant les antécédens de ces deux couples, unis malgré leurs familles. Les grands événemens vont commencer pour eux après les noces ; le mariage ne dénoue que les vieilles comédies ; c’est au contraire le commencement du vrai drame. Dobbin est capitaine dans le régiment de George Osborne, qu’il admire de tout son cœur et qu’il protége. Le capitaine de dragons Rawdon Crawley vit dans l’intimité équivoque du général Tuffo, qui l’honore de sa généreuse protection. Amélie pleure ; elle s’est aperçue que George, un mois après le mariage, se plaît déjà singulièrement à la causerie pétillante de Rébecca. Le vieux Osborne, à Londres, continue à terrifier sa famille et à maudire son fils ingrat ; le père Sedley, enterré dans son bouge, projette des sociétés commerciales qui l’enrichiront à perte de vue. Cependant le canon de Waterloo va bientôt gronder, et tout ce petit monde dont vous connaissez les acteurs se trouve réuni dans la même ville, Joseph le nabab, George, Amélie, Rawdon, Dobbin et Rébecca.

L’antipathie de Dobbin et de Rébecca était naturelle et invincible comme celle du chien et du chat. Il s’apercevait bien que l’on dupait son ami, et que la pauvre Amélie elle-même serait victime. Dobbin, qui voyait George jouer sans cesse, perdre sans cesse avec le capitaine de dragons et se mirer complaisamment dans les doux sourires de Rébecca, continuait de fatiguer George de ses sermons moraux, que George n’écoutait jamais. Dobbin était négligé de tout le monde. Le sensualiste joufflu Joseph Sedley le protégeait avec une majesté souveraine. Rawdon, qui se croyait un dandy achevé, comptait peu ce fils de prolétaire niais, simple et tout uni. Rébecca, qui le craignait, se pensait repoussée par cette nature hostile, honnête et clairvoyante. Joseph Sedley, ne parlant que de l’art militaire, auquel il n’avait pas songé de sa vie, et des femmes, auprès desquelles sa timidité l’avait rendu fort ridicule ; le bon Joseph, faible d’ame et gros de corps, crédule et fat, aimant les complimens, les mets épicés, l’oisiveté, le soleil, les gilets voyans et les cravates rouges, se croit un héros quand le jour de la bataille approche. Il s’arme d’un courage sanguinaire, laisse pousser es moustaches, nettoie ses pistolets et fond des balles. Son pas devient plus martial, ses larges éperons à molettes font retentir les escaliers. Il boutonne sa redingote jusqu’au menton, et sa tête se redresse fièrement.

Tous les succès du monde, même l’amour de Sedley et d’Osborne,