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et réformateur, et il pratique les vertus d’apparat avec une grace ineffable et une souveraine pureté. Ami des noirs, partisan de Wilberforce, serpent sans venin, tartufe sans noirceur, c’est un niais artificieux comme on en trouve partout, mais non de cette trempe spéciale. Nous avons certes nos philanthropes et nos faux dévots ; mais nous ne possédons pas le philanthrope puritain, diplomate, calviniste, membre du parlement, rédacteur de pamphlets ultra-religieux, moitié cafard, moitié sincère. Toutes ces variétés du vice et de la sottise ont en Angleterre une valeur d’autant plus réelle, que le monde auquel appartiennent les originaux est encore, malgré sa vieillesse, plein de force, de sève et d’avenir.

Le fils cadet, le capitaine de dragons Rawdon Crawley, adroit de corps, stupide d’esprit, bon cavalier, vaillant à l’escrime, n’avait d’autre moralité que le succès. Personne ne se tenait mieux à cheval et n’était plus ferme sur ses étriers. D’énormes éperons qui retentissaient sur les trottoirs, un buisson épais de cheveux bouclés et bruns qui retombaient sur ses yeux ronds, des moustaches épaisses que ses doigts allongés ne cessaient de caresser et de friser, tout annonçait le guerrier vaillant et l’homme rompu aux exercices du corps et à la vie d’un mauvais grand monde. Son regard éteint et sans éclat ne révélait point une intelligence vive ; il était pétri de la meilleure pâte dont se font les escrocs de bonne compagnie, de même que son ami George Osborne pouvait passer pour l’une des plus aimables parmi les dupes naturelles créées pour l’utilité des habiles. Le capitaine Rawdon Crawley jouait trop bien au billard et gagnait trop souvent à l’écarté. Rawdon était né pour être un admirable garçon de café, sir Pitt pour être le plus rusé des procureurs, Rébecca une excellente actrice, Joseph Sedley un chef de cuisine de premier ordre. Amélie n’avait pas de rôle ; la pauvre petite n’était qu’une bonne et douce ménagère. Chacun de nous apporte en naissant le type de sa profession naturelle, presque toujours en contraste avec notre position dans le monde. Rawdon Crawley raisonnait peu ; comme il avait plus d’instinct que d’intelligence, cet instinct rachetait quelquefois ses vices acquis. Il pouvait aimer, se dévouer, s’oublier ; la véhémence des affections pouvait le ramener à l’honneur. Il se mettait bien, se taisait volontiers et ne gênait personne.

La perle de cette honorable famille était assurément la riche miss Crawley, qui se moquait de tout le monde et dont chacun convoitait la fortune. Les deux frères, qui se détestaient si cordialement, tombaient à genoux devant les cent mille livres sterling de revenu de miss Crawley. Près d’elle, toutes leurs querelles étaient oubliées. Paraissait-elle, ils redevenaient de petits saints et les meilleurs amis du monde. La vieille fille, qui avait fort cultivé le plaisir, détestait du vice ce qu’il a de dégoûtant et d’ignoble. Elle aimait à voir près d’elle de jolis visages, à s’entourer