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velours mal attachées, ce jabot sale tombant, ce gilet graisseux, n’ont rien de bien aristocratique ; il représente la chicane et la violence, la fraude armée en course et autorisée. Les arcadiques vertus que pratique ce membre du parlement dans sa solitude champêtre se composent d’avarice et de vol, de cupidité et d’insolence, de grossièreté et de barbarie. C’est néanmoins un « fort bon enfant, » comme le peuple s’exprime. Il a tous les vices, plus la bonne humeur. Il rit avec les filles du fermier, dont il va vendre le pauvre mobilier. Il dupe le voisin, mais il boit dans la taverne du village, debout, en trinquant avec les facteurs de la poste et les journaliers du canton. Il vole tout le monde, plaisante sans cesse ; on a peur de lui, et l’on répète les mots sacramentels : « C’est un bon enfant ! »

La première fois que Rébecca le vit, occupé à manger un cervelas dans la cuisine avec sa vieille femme de charge, elle n’imagina pas que ce personnage horriblement vulgaire fût le riche et célèbre sir Pitt Crawley. Il s’appelait Pitt parce que sa mère l’avait mis au monde à l’époque où l’éloquent et habile commoner dirigeait les affaires publiques ; les autres membres de la même famille se nommaient, pour la même raison, Walpole, Bute et Chatham. La terre même de Crawley devait son érection en domaine seigneurial à une particularité curieuse. La reine Élisabeth s’y était arrêtée pour y boire un verre d’ale qu’elle avait trouvée bonne. Rébecca sut plaire à ce vieux satyre, comme elle plaisait à tout le monde. Elle se levait de bonne heure, rédigeait ses lettres, copiait ses dossiers, s’en allait en chantant à travers la maison, trouvait excellente la cuisine sordide du logis et ne s’étonnait de rien Il l’aurait épousée, si sa troisième femme n’eût été vivante ; celle-ci était une pâle et insignifiante fille de la Cité, depuis long-temps rompue et brisée par les caprices despotiques de sir Pitt Crawley, incapable de penser et d’agir, animée à peine d’une étincelle de raison et d’un souffle d’existence.

Le cynique sir Pitt avait une sœur restée fille et énormément riche, miss Mathilde Crawley ; les autres membres de la famille étaient un frère cadet, recteur de la paroisse et ennemi mortel de son aîné, Bute Crawley ; puis un fils aîné, Pitt Crawley, qui avait quelque temps essayé le métier de diplomate ; enfin un second fils, capitaine de dragons, Rawdon Crawley. Le moins intéressant, c’est le buveur athlétique et le chasseur infatigable, Bute Crawley, recteur du village, ecclésiastique de mœurs singulières, espèce de vicaire de Wakefield retourné, marié à une Mme Honesta d’une laideur honnête et d’une vertu aigre. Le fils aîné, Pitt Crawley, admirable type de la niaiserie diplomatique, pâle et blême, mince et grave, cultive la formule, l’apparence et l’étiquette avec une obstination merveilleuse. D’anglican il est devenu puritain ; il élève et protége une église indépendante. Son calvinisme est réfractaire