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destinées des trois familles anglaises dont j’ai parlé. Le général Tufto Rawdon et Rébecca vivaient de compte à demi dans une espèce de société à trois, fréquente dans les grandes villes, invention complexe des civilisations raffinées. Le monde en parlait un peu ; mais, dans un moment de désastres et de bouleversemens si terribles, on avait à s’occuper de bien autre chose que de Rébecca et de son mari. Pour exécuter leurs roueries, Rawdon et Rébecca ne s’entendaient pas en paroles expresses. Ces excellentes gens ne se disaient pas : « Nous allons attraper l’argent de George ; il n’y avait pas de conspiration flagrante et avouée contre les bourses de leurs amis, mais le mari savait sortir à point nommé ; la femme, debout derrière le fauteuil du joueur, souriait à l’instant favorable ; ces deux vices se comprenaient sans se parler, et tout allait pour le mieux.

Les emplois tenus par Rawdon Crawley et Rébecca sa femme disent assez quelle part ils prennent à la grande chasse au plaisir et aux écus. Ils vont d’autant plus vite, qu’ils sont légers de scrupules. L’un est le bras, l’autre la tête. Rébecca l’aventurière dirige Rawdon, le faiseur de dupes ; la lutte d’une femme sans crainte et sans principes devient effroyablement dramatique dans une société aussi mêlée, aussi serrée, aussi entrelacée que la société anglaise. Imaginez Figaro en jupe. Que n’osera-t-elle pas ! La femme ose tout et se dépêtre cent fois mieux que l’homme des difficultés extrêmes. La spirituelle Rébecca, Gil Blas féminin, court donc comme son prototype et avec un bien plus grand désavantage la bague d’une société ennemie qui se refuse à lui faire place. Pauvre Rébecca ! Contons l’histoire de ses premiers pas dans la vie, cruelles épreuves qui lui laissèrent l’ardent désir de la vengeance.

Mme Pinkerton, superbe et magnifique échantillon de ce pédantisme féminin qu’il faut observer et admirer en Angleterre, dirigeait la pension ou, âgée de quinze ans, Rébecca fut conduite pour y demeurer. L’esprit rigidement formaliste de la maison la suffoqua ; les prières et les repas, les leçons et les récréations, se succédant avec une régularité convenue, lui furent insupportables. Elle regardait en arrière et regrettait si amèrement sa liberté et sa pauvre école de Soho, que tout le monde et elle-même croyaient qu’elle était consumée par le chagrin d’avoir quitté son père. Elle habitait une petite chambre au grenier où les servantes l’entendaient se promener et sangloter la nuit ; c’était de rage et non de chagrin.

Elle partait d’assez bas : son père, artiste dissipé, homme de talent, ne lui avait donné aucun principe. La vanité pompeuse de la vieille maîtresse de pension, la bonne humeur futile de sa sœur, le mais et médisant caquetage des grandes pensionnaires, la froideur correcte des gouvernantes, lui répugnaient également ; il faut avouer même qu’elle n’avait pas le cœur maternel ; le babil des petites filles spécialement