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nuages pluvieux. Des montagnes boisées encadrent de toutes parts ce placide et ravissant paysage. Les deux amis descendent vers le lac, ouvrent leurs carnassières, et font honneur à un frugal repas, tout en admirant la sauvage beauté de ce lieu qui semble n’avoir jamais été foulé par le pied de l’homme ; mais, au moment même où le docteur se félicite du hasard qui l’a conduit dans une île complètement déserte, un acteur inattendu vient animer la scène vide, et cet acteur c’est un être humain. Le nouveau venu, qui suit les bords du lac et se dirige vers les deux voyageurs, porte une chemise et des chausses de laine rouge, des guêtres de peau de chèvre, un bonnet de fourrure. C’est tout le costume, c’est toute l’allure d’un Crusoé. L’inconnu adresse la parole aux voyageurs en bon anglais. C’est d’une voix grave et solennelle qu’il leur débite un compliment de bien-venue et les invite à le suivre. Le docteur n’a garde de refuser cette offre cordiale. On se met en marche ; on arrive à une cabane tapie dans le plus obscur recoin de la vallée ; un lit de feuilles sèches et couvert de peaux de chèvres, une table et des siéges rustiques, des instrumens de charpentier, des armes à feu, en garnissent l’intérieur. Après un repas dont les morceaux les plus succulens d’un cochon sauvage ont fait les frais, l’habitant de la cabane, qui se nomme Stevenson, apprend à ses hôtes qu’au terme d’une carrière commerciale partagée entre de bonnes et de mauvaises chances, un naufrage l’a jeté dans cette île avec plusieurs compagnons d’infortune, hommes et femmes. Un misanthrope de toute autre nation se fût contenté d’une solitude partagée avec deux ou trois familles, mais un misanthrope anglais est plus exigeant. Stevenson est allé vivre le plus loin possible des autres naufragés. Ceux-ci, qui sont Espagnols, ont formé ensemble une petite colonie à trois milles de là M. Coulter ne manque pas de visiter cette population d’exilés, qu’il trouve parfaitement heureuse et ne songeant pas à quitter la terre féconde où la tempête l’a jetée. Dans la suite de ses voyages, M. Coulter n’apprendra pas sans quelque surprise que le misanthrope Stevenson est revenu à des sentimens plus humains. Ce nouveau Crusoé n’a pu long-temps rester fidèle à l’esprit de son rôle. Établi à Lima, il y a repris sa profession de négociant, et ne dédaigne pas d’y mener parfaitement ses affaires.

Cette visite à l’île des Cocos est le seul incident remarquable que le docteur ait à signaler dans la traversée de Tacames à la baie de San-Francisco. J’oubliais pourtant sa séparation d’avec le fidèle Jack, qui, en vue de Monterey, ne peut résister au désir de reprendre sa vie errante dans les forêts du Mexique, et se fait transporter par un canot vers les plaines natales, non sans avoir auparavant serré avec effusion la main du docteur. Enfin le Stratford jette l’ancre dans l’immense baie de San-Francisco en face d’une mission appelée Yerba Buena (bonne